Avis (tardif) aux amateurs

> Ce texte est la rédaction a posteriori de l’introduction des Rencontres de Lure 2013 (programme). Il a été rédigé pour la revue Après/Avant dont l’étonnant numéro 2 sort au printemps 2014 !

Daumier, Les Amateurs d’estampes,

> On nous dit souvent que ces Rencontres sont des rencontres de professionnels, un rien fermées. À l’inverse, certains professionnels nous trouvent quant à eux bien amateurs et divers. Et d’un autre côté encore, on nous demande plus de professionnalisme dans notre vie associative… En somme, il vaudrait mieux être un professionnel qui s’adresse aux amateurs qu’un amateur qui s’adresse aux pros. Et pourquoi donc ? Il y a comme un schéma de pouvoir, médiatique, derrière tout cela. Au final, nous ne savons plus toujours où nous sommes dans cet enchevêtrement de frontières… Tous professionnels de quelque chose, tous amateurs aussi, certains passionnés, y compris de leur métier, dont ils redeviennent ainsi amateurs. Le plus intéressant se passant évidemment à la lisière du connu, du maîtrisé… Voici pour nous mettre en train un bref portrait de l’amateur auquel nous adressons cet avis. Forcément bigarré, le portrait.

Du dimanche

D’abord il y a l’amateur mis en adjectif : le praticien amateur, ou du dimanche, jamais très bien vu, choriste, peintre, cuisinier, pornographe ou n’importe-quoi-d’autre mais taxé d’-amateur. À côté de son métier il ou elle exerce son violon d’Ingres. D’un « talent médiocre », selon Littré, c’est un praticien approximatif qu’on qualifie d’amateur. Il revient en grâce dans la société de loisir et de consommation. Équipé pour les weekends, il pratique les loisirs créatifs comme le sport.

Autodidacte

On peut s’interroger sur sa motivation, et là ça devient plus intéressant. Une démarche d’apprentissage permanent se dessine en filigrane, de construction de soi en traversant des pratiques hétérogènes. Cette démarche de progrès autonome, d’autorégulation par des savoirs pratiques se retrouve dans nombre d’activités amateurs. L’autodidacte ne craint ni les essais ni les erreurs.

Bénévole

Et l’amateur consacre parfois un temps considérable à des pratiques abandonnées par des professionnels faute de rentabilité. Il s’écarte des recettes éprouvées, des raccourcis lucratifs dans lesquels les pros s’enferment par besoin, par routine ou par conservatisme. Par peur aussi, parfois, de changer leur métier, de changer de métier. Certains chantiers ne sont possibles que grâce à la contribution de ces hommes de bonne volonté, amateurs dits bénévoles. Les professionnels seraient-ils à l’opposé de mauvaise volonté ?

L’amateur

Il y a également l’amateur de…. Lui n’est pas un adjectif. Le connaisseur est plus distingué. Pourtant il est d’abord passif, jouit de ses sens : le regard, le goût ou l’odorat : il s’y connaît en estampes, bons vins ou cigares. Il cultive en distingué son amour. C’est souvent un -phile 1 mais parfois aussi un -phage, quand il passe du goût pour quelque chose, à la passion dévorante…

Le collectionneur

Car l’amateur amasse, souvent malgré lui, confesse-t-il finalement. Déclinaisons et répétitions infinies de son objet. De -phile, il devient parfois -mane, voire -pathe (nerd). J’ai pu décrire dans le numéro 1 d’Après/avant le savoir immense et infime qui le caractérise : Il sait tout de presque rien (Par ici).

Grands et petits savoirs

Évidemment, au final, la somme de ces micro-savoirs donne quelque chose. Il est d’ailleurs intéressant de voir Wikipedia occuper progressivement la place encyclopédique jusque-là vacante, sur ce terrain. Mais il lui manque quelque chose. Une vision, un talent, une capacité à problématiser, à percevoir son champ dans un cadre plus vaste, voire à embrasser le grand tout en système. En somme, il est à l’autre bout du philosophe qui sait presque rien, mais de tout. Au final notre amateur inspire aux académiciens et professionnels du savoir la même méfiance que l’amateur du dimanche aux professionnels. Un soupçon de dilletantisme. Bouvard et Pécuchet donnent un aperçu de cette bonne volonté affligeante.

Tous amateurs

Comme un bazar sublimé, le musée dilletante qu’est le cabinet de curiosités nous dit à son tour quelque chose du savoir. Il souligne la vanité de l’inventaire, la monstruosité de la classification. Fasciné, on n’a pas envie d’en refermer les portes comme ça. Sans doute parce que nous sommes tous amateurs. Tous capables, à côté précisément de notre domaine d’expertise officiel de construire une connaissance désintéressée, gratuite. Ici à Lure, on connaît depuis longtemps ces rapprochements et ces mises en pensée des pratiques. De la pensée et de l’amour. Livre, lettre, calligraphie, image, et curiosité d’y trouver quelque chose en plus.

La documentation partagée

Il y a un 3e sens au terme amateur : être intéressé, être preneur. Pourquoi un avis ? Parce que l’amateur mérite une défense, au moins une alerte. Nous sommes actuellement sur une crête : Les amateurs se sont beaucoup perfectionnés, on parle de proams. Ils inspirent d’ailleurs largement les professionnels qui grapillent sur leur terrain. Internet a permis de construire un univers documentaire partagé dense et riche qui contribue à ce perfectionnement, le documente. On y participe bénévolement, y compris en tant que professionnel, professionnel augmentés de sa pratique amateur désinteressée. Dans un esprit de construction. La connaissance amateur comme bien commun.

Sortis de la consommation

Ils sont souvent sortis de la société de consommation individuelle ces amateurs-là, pour l’élaborer en système de connaissance et de pratique connectée. D’ailleurs l’émergence du mouvement « Faites-le vous même » (DIY) qui fabrique et répare confirme cette volonté de faire un pas de côté vis-à-vis de la consommation. Quand ce n’est pas une sortie de la production (FabLab). Annie Chevrefils, dans son Rapport sur les pratiques amateur 2 cite Benjamin Bayart : « L’imprimerie a permis au peuple de lire, internet va lui permettre d’écrire » et même de produire une jolie réponse à Walter Benjamin qui écrivait à propos du collectionneur : « Parmi toutes les manières de se procurer des livres, la plus glorieuse est de les écrire soi-même. » 3

Une force de production considérable et autonome qui crée une richesse potentielle considérable (et convoitée), on appelle ce phénomène le Digital labor.

La toile, le piège

Des résistances ou des menaces peuvent empêcher cette pousse de savoir partagé de s’épanouir. Les trois plus actives actuellement :

  1. Le bruit, le bazar de la médiocrité (ce qu’Umberto Eco pointe quand il déplore le déclin du filtrage). 4
  2. L’exploitation organisée de la foule pour déconstruire un écosystème professionnel : Crowd sourcing.
  3. La spoliation de la création par un jeu juridique et des conditions abusives.

Avis aux amateurs

Qu’on soit collectionneur ou praticien, il est facile de perdre au jeu avec les nouveaux grands industriels de l’information, quand ce sont eux qui l’organisent. Voilà donc que des menaces pèsent sur les pratiques amateur en ce qu’elles sont une source de connaissance libre. Ceci nous a semblé motiver un avis, puisqu’un amateur avisé (éclairé en somme) en vaut deux.

Encadré : Le quizz des -philes

Une liste insolite extraite de Wikipedia… Saurez-vous devinez quel amateur se cache derrière chacune de ces appellations savantes ?

Appertophile, avrilopiscicophile, bibliophile, bibliomane, calamophile, céphaloclastophile, cucullaphile, émetoaerosagophile, ferrovipathe, glandophile, herpétophile, jocondophile, magopinaciophile, nanomane, signopaginophile.

Réponses :

le collectionneur d’ouvres-boîtes, de poissons d’avril, de livres précieux, de livres ordinaires, de plumes et portes-plumes, de casse-têtes, de cagoules, de sacs à vomi, de trains (c’est une maladie, là), de balles de fronde, de grenouilles, de Mona Lisa, de flyers de marabouts, de nains de jardin, de marque-pages.

Et pour en savoir plus sur la figure de l’amateur, ne manquez pas Après/Avant numéros 1 et 2.


  1. Voir notre quizz en encadré. 

  2. Annie Chevrefils-Desbiolles L’amateur dans le domaine des arts plastiques, Nouvelles pratiques à l’heure du web 2.0 ; Ministère de la culture et de la communication, 2012. 

  3. W. Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, p. 44 (traduit par Philippe Ivernel), Rivages (2000). 

  4. Umberto Eco, Auteurs et autorité, Colloque virtuel (disparu du web) Text-e.org, octobre 2001 – mars 2002. Accessible par la Wayback Machine à cette adresse : http://web.archive.org/web/20030610055434/http://text-e.org/