Corps neuf, une introduction

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À la demande de quelques indulgents, j’ai essayé d’écrire l’introduction semi-improvisée proposée lundi 20 août 2012 aux Rencontres de Lure. La voici donc ici, archivée et partagée, du coup.

Corps neuf : Gaillarde métamorphose.

Nous ne commencerons pas par parcourir une semaine entière en dix minutes, au pas de charge. Laissons venir progressivement les réponses ou les questions, dans l’ordre qui leur conviendra. Essayons plutôt de nous donner un point de départ. Et pour bien commencer, je voudrais attirer votre attention sur le petit « neuf », à côté du grand « corps » qui la monopolise. Le petit nouveau donc.

Est-ce par hasard que la première formulation de ce titre en forme de jeu de mots typographique nous est venue – tandis que nous ruminions nos soixante ans sur la piste d’improbables commémorations – d’une proposition de celle d’entre nous qui donnera-la-vie cette semaine, ce qu’elle couvait alors tranquillement ? Le premier corps neuf est bien celui du nouveau né.

Impossible d’envisager le corps sans l’espace, sans la matière, sans un sexe (le genre viendra plus tard), mais par dessus tout, sans le temps. Le temps lui donne vie – pas de mouvement hors du temps – ou lui reprend cette vie. Si l’âme est dite éternelle, bien au dessus de tout ça, si l’inconscient « ignore » le temps, si la conscience essaie de l’embrasser, c’est bien le corps qui se coltine le temps, au jour le jour. Temps de se développer, de grandir, temps du déplacement, de la rencontre, temps du geste, du souffle, du tracé, temps de séchage, temps de fatigue, de sommeil, temps de souffrir, temps de saison, temps de partir, temps des cycles et des renouveaux.

Je pourrais de nouveau souligner ici les liens qui existent entre la typographie et la Renaissance, le moment d’imprimer étant décisif, qui permet de revenir, de revisiter le passé, de l’établir, de le corriger, de l’analyser, de le fantasmer aussi, nous le verrons, pour l’éditer, autrement dit pour rendre présents des éléments choisis, aimés, pertinents du passé en vue de renouveler et d’enrichir le présent. Pour modifier aussi, d’une certaine manière, ce passé, créant un rapport au temps non linéaire et unidirectionnel (passé → présent → futur), mais dans lequel on se met à circuler librement, dans les deux sens, traçant au passage de grandes boucles (passé → présent → passé → futur…).

On pourrait aussi souligner le fait que l’histoire des techniques typographiques est une histoire de renaissances. À chaque émergence d’une technique nouvelle de reproduction imprimée, comme le plomb, puis sa mécanisation, puis la photocomposition, puis le Postscript, puis l’Open Type, on s’offre un corpus de caractères, souvent composé en grande majorité de transpositions, rafraîchissements, ou revivals de caractères précédemment disponibles, qui sont au mieux redessinés en tenant compte des possibilités de ce procédé neuf. À côté de ces mises à jour, émergent quelques créations, et des expérimentations des possibles permis par la nouvelle technique. On peut aller jusqu’à dire que le premier caractère typographique, celui de Gutenberg en 1450, est déjà lui-même un revival, celui de l’écriture des copistes que l’on est accoutumé à lire en son temps. La typographie commence par une renaissance.

Comment appeler ce mouvement de redigestion périodique autrement que rumination ? Les typographes seraient de grands ruminants. Un rapport singulier et très intéressant au temps, à l’histoire qui se traduirait par une digestion lente et sereine de son patrimoine, passant par les régurgitations cycliques, si bien décrites par Marcel Gotlib dans ses Rubriques à brac.

Cette manière de voir l’écriture, en traçant ses grandes boucles dans le temps, nous rappelle aussi au passage à quel point nous habitons nos 26 lettres, depuis l’origine.

Le XXIe siècle est bien entamé maintenant, et il nous affirme une grande « dématérialisation » de l’information. Le symbole en étant un nuage évanescent, le cloud. En réalité, il s’agit d’un mouvement sans précédent de concentration industrielle de l’information du monde (tous les savoirs, toutes les données, y compris très personnelles) dans d’immenses data centers, usines informatiques qui n’ont rien d’immatériel. Ce qui se dématérialise, c’est la relation au savoir : le livre qui se numérise, les images, les sons avec lui, et l’ordinateur lui-même, qui en perd sa grosse boite noire, son clavier et sa souris. La bibliothèque, enfin, qui se dissout en fichiers dans la sphère informative devenue ambiante.

Les générations frappées par ces changements s’appellent justement, de petits noms alphabétiques x, y et z. Oui, les dernières lettres de l’alphabet, voilà qui n’est pas rassurant : cela ressemble bien à la fin d’un monde. X, génération des années soixante, venue après les baby boomers, Y, génération des années 80, qui a connu l’arrivée de la micro informatique, les premiers jeux vidéos. Z génération des années 00, encore mal connue, car jeune, qu’on nomme aussi digital natives enfants du numérique, ou même qui s’incarne en petite poucette avec Michel Serres inspiré par le mouvement agile de ses pouces sur son mobile.

À vrai dire, le plus souvent, on s’inquiète pour elle : handicapée devant trop d’information disponible, incapable d’évaluer et de séparer le bon grain de l’ivraie, hypersollicitée par le consumérisme et l’économie de l’attention, inégalitaire, polluante, naïve… Elle abolit sa vie privée dans les réseaux sociaux, laissant des empires se bâtir sur la monétarisation de ce qui aurait pu être son intimité. Et malade de virtualité, elle abandonnerait le monde réel, charnel, et temporel pour s’engloutir, infobèse, dans son destin de nolife (sans vie). Tragédie de Z qu’observent désepérés X et Y, ses parents et grands parents. Certains ne sont pas aussi pessimistes.

C’est en décrivant le vaste mouvement d’exportation de la mémoire, depuis le cerveau humain jusque dans les machines, que Michel Serres trouve la formulation d’un retournement dialectique. L’écriture exprime depuis sa naissance ce besoin de stabiliser, de recopier, de déplacer, et pas nécessairement d’inventer. Platon ne s’y trompe pas qui dénonce par avance l’amnésie qu’elle provoquera selon lui. Ce laborieux travail de l’écriture-copie est précisément celui qu’on n’a cessé de mécaniser. On a progressivement confié à la machine le report, la reproduction de l’ouvrage, la tâche d’enregistrement (mise en registre). Les prothèses devenues nécessaires de la mémoire que sont les bibliothèques (de livres ou de fichiers numériques) sont bien activées par la mémoire humaine, sans qui elles sont inertes, mais seulement lorsque celle-ci est en projet, en gestation.

Parallèlement à la mise en silos de la mémoire par les machines, émerge une libération, une injonction à produire, à créer. Lire et écrire permettent désormais de se consacrer à la création et non à la reproduction. C’est le versant positif que souligne Michel Serres : nous voilà condamnés à l’invention, chaque perte étant aussi une libération. Corps neuf.

Ajoutons encore un aspect qui pourrait aussi nous libérer de l’omnipotence bibliothécaire. L’écriture est le corps de la pensée, sa pleine réalité. Le travail d’écriture une fois fait seulement, la pensée est au monde. Pas avant. Pas dans la tête. Il faut l’accoucher. Qu’elle prenne corps. Ceci nous sort définitivement de la bibliothèque de Babel, où toutes les œuvres passées, présentes et à venir, étrangères et mêmes imaginaires, venaient se ranger. Au contraire nous avons là une possibilité d’échapper à la prédestination écrasante que Borgès décrivait dans cette totale bibliothèque, et qui a été si souvent citée ici-même.

Il est donc possible d’échapper à la prédestination par et dans le travail d’écriture, l’accouchement de l’œuvre : Corps neuf, le petit bébé nouveau né. Petite poucette à son tour va devoir vivre cet accouchement. Et puis seulement elle rejoindra, il est vrai, les rayonnages babéliens où tout finit. Mais, après tout, elle peut espérer que cette postérité soit… posthume. Alors, comme la génération X vivait la contestation, le retour à la terre, contre la société de consommation, la génération Z pourra encore nous surprendre par sa manière de prendre à bras le corps la matière et le temps, l’écriture. On peut assister en ce moment même à un mouvement de retour des digital natives à la matérialité analogique, un regain du travail enrichi par l’encre, le calame, le plomb, le ciseau. Une petite renaissance encore.

Attention pour finir à ce corps écrit dont nous parlons : ce n’est pas celui de la cosmétique et de la gymnastique, deux corps gauchis par un « texte » dominant, ni le texte intrinsèque d’un corps, qui s’écrirait par manipulation génétique. Et le neuf, n’est pas la jeunesse, objet de culte qui se fait nostalgie. La Renaissance, elle, n’est jamais nostalgique, elle est une énergie qui métamorphose tout sur son passage : le passé, le présent, le futur. Le travail de Renaissance est une relation d’amitié (et de trahison) entre la pensée et le monde où elle naît. Une métamorphose, donc, ce corps neuf. Quel papillon peut-on demain espérer voir sortir de la chrysalide Z ?

Bienvenue.