En amateur…

Ce petit texte a été initialement publié dans l’étonnante revue Après/Avant consacrée à la semaine d’été des Rencontres de Lure : Avis aux amateurs !

 

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Me voilà, six ans d’âge, agenouillé sur le petit palier que marque l’escalier sombrement tapissé reliant la chambre de ma grand-tante Madeleine (où d’improbables puzzles de milliers de pièces sont en gestation sur de grandes planches de contreplaqué), au salon où elle consume Celtique sur Celtique devant un whisky-Perrier en palabrant avec mes parents ; je reluque, mon front surchauffé appliqué au verre froid de la vitrine, les trésors qu’elle abrite.

Madeleine et son mari Jacques avaient disposé leur collection de jouets dans une vitrine. Locomotives, modèles réduits de camions et de véhicules merveilleusement détaillés et brillants, petites poupées habillées avec un soin faramineux, s’alignaient nimbés d’un astucieux éclairage qui augmentait encore l’indécence de l’exhibition sous les yeux de mon désir. Car ces jouets rutilants ne m’étaient pas accessibles, et la serrure close m’affirmait même que ce n’était pas une affaire personnelle, et qu’ils ne seraient plus pour aucun enfant. Ce fut sans doute l’occasion d’une de mes premières méditations, qui me fit concevoir une certaine, disons, méfiance, pour les collections et pour les collectionneurs.

Cette méfiance ne fut pas démentie quand ma grand-tante, sans doute prise de pitié à force de me voir ainsi durant chaque visite, silencieux et agenouillé dans l’ombre du palier, vint avec sa clé m’ouvrir la vitrine, tout en me rappelant que… ces fragiles et précieuses miniatures, il valait mieux en fin de compte que je ne… les touche pas. Dommage, j’avais beaucoup moins envie de toucher les hannetons empalés d’une aiguille sur des bouchons de liège par mon cousin. Sa collection pourtant rutilante de carapaces irisées sentait l’éther et la décomposition à écœurer. Comme les coléoptères secs, les jouets de collection ne sont plus vraiment des jouets, et les livres du bibliophile ne sont plus tout à fait des livres. C’est au sacrifice de leur vie que les objets entrent dans le giron du collectionneur.

Il existe pourtant une jolie littérature sur ce personnage communément sympathique, qui souligne l’authenticité de son implication. L’appellation de l’amateur y ajoute ce vernis de noblesse : il ne s’agit plus de petits trains, de vulgaires timbres ou d’étiquettes de fromages. Whiskies, cigares, œuvres d’art, grands vins ou belles éditions, cet amateur-là est aussi qualifié de connaisseur.

De seconde ou première classe, l’amateur éblouit des merveilleux détails dont brille sa connaissance, aussi incongrue soit-elle ; sans avoir à collectionner nécessairement d’objets réels, il s’est entouré progressivement, en esprit, d’objets de pensée, catalogués, étiquetés sur ses étagères, parmi lesquels il navigue en confiance. Incollable. Il connaît par cœur le catalogue de sa collection. Mais son monde reste toujours petit et clos comme cette vitrine. C’est un charme, comme une maison de poupée, où chaque chose y est détaillée et à sa place. Seulement, sa pensée tourne à l’inventaire, à la manie. Comme tout infaillible, il en est prévisible et reproductible, et s’inscrit gentiment dans la longue liste des –philes. Quand il essaie d’élargir, c’est la catastrophe, c’est Bouvard ou Pécuchet, mal outillés pour la pratique, pour la vie.

L’amateur, est certes passionné, mais toujours circonscrit ; sa passion semble bien terne et bien froide tant elle sent ce confort : peintre, mais du dimanche, hein. Le lundi, fini le violon d’Ingres. Je lui préférais la modestie captivante du professionnel, qui ne s’appesantit pas sur les strates de savoir qui font de ses gestes son gagne pain, qui œuvre, sans la ramener. Mais qui s’inquiète lui du respect de son territoire, qu’il défend comme une fourmi effarouchée et finit par clore, lui aussi.

Collectionneur, Amateur, Connaisseur, Professionnel, angoissants pour moi qui grandissais si approximatif en tout, et doutant par dessus ce tout, et insatisfait par dessus ce doute. En fait, il me fallut attendre quelques années de plus, au lycée, pour qu’un dit « collectionneur » trouve grâce à mes yeux. Le troublant Dom Juan. Une sympathie révélatrice, à l’âge où je ne cherchais plus qu’à faire de douces galipettes avec mes camarades ? Non, on ne s’identifie pas comme à un héros à ce personnage si prudemment écrit dans tout ce qu’il a de méprisable voire d’haïssable. La gravité de ses transgressions, son défi sans issue restent pourtant comme des brûlures adolescentes. Seulement, nous voilà expédiés bien loin, évidemment. De quoi serait-il amateur ce collectionneur ? Et pourquoi est-il à la fois si brillant et si insatiablement menaçant pour le(s) ordre(s) qu’il traverse comme une comète de mauvais augure ?

Finalement, un peu plus tard encore, j’apprenais à reconnaître une trace de ce passage de comète dans un certain dilettantisme, en le croisant. Une manière directe, parfois outrecuidante, de mettre les pieds dans le plat, dans un plat qui n’est pas le sien, mais celui des tenants de disciplines, professionnels ou amateurs. Une impertinence, parfois lamentable, parfois heureuse, quand elle apporte un renouvellement, une création, de l’air. Le passage, oui… encore faut-il donc ne pas en faire une posture.

Rester passant. Traverser ces territoires, en dessinant une trajectoire. En fait, pour que l’amateur semble digne d’un regard attentif (porté par celui qui pourra tenter d’en cartographier le passage) il faut qu’il le soit avec amateurisme. Pourrait-on être et demeurer amateur en dilettante ? Amateur en amateur ?

 

En filigrane :

Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Rivages. Georges Perec, Un cabinet d’amateur, Seuil. Huysmans, à rebours, GF. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, GF. Molière, Dom Juan ou le festin de pierre, Folio.