Les sorciers qui font parler les vieux papiers

Avec un retard phénoménal et gastonien, je reprends ici le fil de quelques lectures, du moins les plus passionnantes de ces derniers mois… Aujourd’hui je voulais laisser une trace de ma lecture de deux livres de fouineurs remarquables. David Dufresne, New Moon, café de nuit Joyeux (Le Seuil) et David Grann, La note américaine (Globe).

Qu’y-a-il de commun entre un cabaret de la place Pigalle et une réserve indienne de l’Oklahoma ? On pourrait dire les Apaches, pour rigoler, mais sinon apparemment pas grand chose. À chaque bout de la planète, les deux recèlent des secrets, flamboyants ou sordides, qui semblent oubliés, mais sont en fait gravés dans la mémoire de quelques survivants et éparpillés façon puzzle dans les montagnes de vieux papiers comme des aiguilles dans une meule de foin. Il faut du courage pour envisager d’en relater l’histoire. Ce que font, avec une ténacité invraisemblable, deux auteurs, deux grands fouineurs, chacun avec des motivations différentes. Et une en commun, entre archéologie des faits oubliés et chamanisme, le désir de remonter le temps en construisant pour cela une machine de papier et d’écriture.

David Dufresne hante Pigalle à la recherche de ses souvenirs, de témoignages, de bouts de papier qu’il chine dans de vieux magazines, des cartes postales, quelques archives qui envahissent peu à peu son bureau et qu’il finit par habiter, comme un sorcier. Il reconstitue par petits fragments l’histoire et l’archéologie d’un Cabaret, qu’il a connu avant sa fermeture dans les années 80, et découvre ses différentes vies antérieures. Cette tentative d’épuisement d’un lieu, comme il l’appelle en hommage à Pérec, finit probablement par être celle de l’auteur. Il nous fait vivre, dans une machine à remonter le temps, les différentes époques traversées par ce cabaret au XXe siècle, sous différents noms, El Monico, Le Sphinx, le Bricktop’s, Le Narcisse puis le New Moon. En parcourant les lieux, la façade, l’escalier, le vestiaire, la salle, la scène, le bar, les coulisses, les toilettes, le studio… Du cabaret aux règlements de comptes, des strip-teases à la drogue, des Corses aux Punks, les néons se rallument, la rumeur reprend, la sueur se condense de nouveau.

Évidemment tout cela n’est pas si joyeux, au contraire éminemment mélancolique, et même si cela finit dans la frénésie d’un destroy punk, avant que l’argent, l’immobilier et les pelleteuses n’y remettent bon ordre, par un grand nettoyage à la parisienne. On découvre ou retrouve dans ces pages que l’essentiel n’est évidemment pas l’histoire en elle-même, mais ce qu’elle réveille : cette exigence et cette tolérance qui laissent de la place à tout ce qui est refoulé avec les souvenirs oubliés : les marges, en premier lieu.

L’entrée abandonnée du New Moon, par Davduf.

Une autre culture, de l’autre côté de l’Atlantique, mais finalement des proximités ; d’abord, la singularité d’un lieu. Après avoir massacré les amérindiens, les avoir concentrés dans des réserves de plus en plus exiguës, les colons blancs d’Amérique du nord ont fait la bourde de confier au peuple Osage survivant un territoire, pourtant minéral et perdu au fond de l’Oklahoma… qui recelait dans son sous-sol la plus grande réserve de pétrole des États-Unis. Malheureux Osages. On pourrait croire qu’ils auraient alors bénéficié des revenus de l’or noir pour améliorer leur condition, puisque les magnats du pétrole venaient en personne louer leurs terrains aux enchères. Mais ce fut plutôt le début de la fin pour eux. On apprend d’abord dans ce livre qui montre que les années 1920 c’était plus que jamais le Far-West, que la loi considérait les indiens comme des mineurs et leur interdisait de disposer de leurs biens, alors même que la presse les désignait auprès des petits blancs comme des privilégiés. Il leur fallait donc à chacun un tuteur… blanc. On apprend aussi que ces tuteurs étaient un ramassis de bourgeois ou de notables corrompus, sans aucun scrupule, qui exerçaient le tutorat en masse, en famille, concentraient les richesses au point de laisser leur pupille dans la misère, ou bien les épousaient pour certains, histoire d’hériter un jour où l’autre. Et puis ils ont visiblement trouvé le temps long avant l’héritage et ont commencé à assassiner « leurs » Osages. Meurtre, attentat, empoisonnement, une sinistre valse pour l’argent. La corruption empêchaient toute enquête, pire encore, le racisme démotivait toute volonté de justice, et si une enquête avançait un peu, témoins, avocats, et enquêteurs étaient vite liquidés. Des centaines de morts. David Grann ouvre les cartons, reconstitue l’histoire d’une famille, celle de Mollie Burkhart, dont le mari se révèle être un de ces assassins, de ses sœurs disparues et tuées, et de la sombre figure de William Hale, le vrai méchant de série, diamant noir dénué d’humanité.

Mollie, ses sœurs, sa mère.

Car il y a aussi, comme dans toute histoire américaine, le gentil, au nom prédestiné de Tom White, parachuté pour démêler cette affaire par Hoover qui était en train de monter le FBI, une agence fédérale pour intervenir dans ce genre de cas où la justice locale dysfonctionnait. Et il y arrivera, de justesse. Le gentil arrête le méchant et c’est fini. Fini ?

Le travail minutieux et impressionnant de l’auteur David Grann lui permet de faire parler les fragments de documents poussiéreux venus de cette « ville champignon » (les petits bourgs où s’amassaient les chercheurs d’or du temps de la ruée vers l’ouest) où évoluent tous ces personnages. Il lui permet également de démontrer à quel point l’affaire dépasse les résultats dont s’est contenté le FBI et mériterait une révision. Au final, deux coupables arrêtés sur des dizaines probables.

Ici aussi, des archives, quelques témoins vivants, puisque la transmission orale et la mémoire sont le fort des peuples amérindiens, une forme de ténacité, moins personnelle que celle de Dufresne, mais impressionnante permettent de construire une histoire des marges, à partir de quelques traces, avec un sérieux dont on ne peut pas douter. Les sorciers savent faire parler les vieux papiers.