Typothérapie (2/5) : un-zéro

(Suite du feuilleton Typothérapie dont la première «séance» est ici…)

Le triangle de l'écriture

Le triangle de l’écriture

I. 10

Dans le premier point de vue, celui de l’écriture-signe, c’est l’opération de communication qui est privilégiée. L’écriture est envisagée comme le système conventionnel de signes graphiques qu’elle est, qui permet de retranscrire la parole / transmettre des idées. Ce système arbitraire, plus ou moins élaboré, toujours fini (au moins à un moment de son histoire), est destiné essentiellement à la transmission d’éléments qui lui sont hétérogènes : facteur, passeur. On peut le conserver sous cette forme, ou le reproduire, en diffuser les reproductions sans perte de cette fonction. Afin qu’il ne se dégrade pas trop et remplisse son rôle signifiant, le message écrit doit néanmoins posséder des qualités : un détachement de leur propre nature de chose, une certaine simplicité qui le rende utilisable par plusieurs, une constance qui permette de le reconnaître à travers des variations minimes. L’écriture peut faire grandement varier le nombre, la forme et la qualité de ses signes, mais l’efficacité en la matière dicte que tout en eux devrait tendre à la désambiguïsation. Un signe ne doit simplement pas être confondu avec un autre, puisque c’est le signifiant dont ilest porteur qu’il convient de discriminer. La valeur d’un signe en fait une pièce théoriquement unique dans le puzzle signifiant. Cette vertu de lisibilité inspire une stabilisation des signes, voire une standardisation (stabilisation validée par un document contractuel), qui est comme un degré supplémentaire de civilisation apporté à la convention informelle originelle.

De ce point de vue, le moteur de notre écriture, l’alphabet (quel hasard !) constitue un arrangement particulièrement réussi. Une quantité très raisonnable de signes qui par leurs arrangements se combinent en mots et permettent d’exprimer un grand nombre d’idées. L’alphabet est une combinatoire économique qui remplit bien le contrat de la signification. L’atome fait signe, à moins que la théorie de l’atome ne vienne de lui ? Il a la qualité de présenter des formes géométriques : droites, courbes, en nombre minimal, sans distraction pour l’œil. À dire vrai, quelques années d’école très élémentaire permettent de se rendre aveugle à ses formes, et d’accéder directement à ce qu’il signifie. Ce qui compte, ici, c’est la séquence : la succession de signes doit permettre une accélération de la lecture. La communication-transmission se fait à une vitesse telle qu’elle passe sous le seuil de conscience.

Mais poussons cette conception de l’écriture jusqu’au bout. « L’alphabet » idéal dans ce coin du triangle, ce serait deux signes librement choisis pour deux valeurs : vrai ou faux, noir ou blanc, 0 ou 1. Deux valeurs absolument opposées, impossibles à confondre, radicalement simplifiées, absolument neutres, sans aucun parasitage de forme. Messagers complets, à la fois radicalement dévoués et totalement indifférents au contenu. Le langage parfait et absolu de la transmission la plus pure, le langage dernier. Cette écriture existe et est dite numérique. Son inconvénient principal est son relatif encombrement (il faut cinq positions binaires pour disposer de trente-deux valeurs, soit un alphabet très sommaire, donc un rapport de 5 pour 1). Cette écriture n’est, sans doute pour cette raison, jamais enregistrée sur un support traditionnel (papier, pierre) sauf pour des messages très courts destinés aux machines afin qu’elles enregistrent des objets du monde matériel : les étiquettes de codes à barres. Elle est plutôt enregistrée à échelle microscopique, sous forme magnétique. Le grand nombre de signes nécessaires, leur monotonie, leur encombrement total, l’intolérance à l’erreur ou à l’approximation, font qu’elle convient mieux aux machines qu’aux êtres humains.

Mais, de même que l’écriture alphabétique se percevait comme supérieure aux autres et tendait à légitimer différentes « alphabétisations » et colonisations, l’écriture binaire tend à phagocyter d’autres medias : image fixe et animée, son et toucher sont déjà massivement numérisés. Sur le terrain symbolique, il en est de même : tout signifie, et la signification s’étend à tout. L’écriture ici est complètement signe, elle est aussi très peu définie dans sa forme, et très peu profondément enregistrée : elle est aussi proche que possible de ce sommet du triangle et aussi loin que possible des deux autres. Je lis : « 1 » et « 0 ».

à suivre…