Typothérapie (3/5) : peine capitale

(Suite du feuilleton Typothérapie dont la première «séance» est ici…)

II. IO

L’inscription est le deuxième éclairage porté sur l’écriture. C’est l’enregistrement de la parole dans un support, dans une matière. L’onde sonore est presque aussi volatile que l’onde électromagnétique qui forme la pensée au fil des synapses. Elle peut trouver un réceptacle dans un auditoire, mais elle ne s’inscrit ainsi en rien. Ce qui peut durer, c’est le souvenir de la parole entendue. Onde prolongeant une onde, changement de fréquence supporté par la vie de l’auditeur. Qu’il meure et le silence est revenu. L’inscription, elle, porte le souvenir de la parole dans les endroits déserts et silencieux. Ceci pour un certain temps qui dépend de la nature du support d’inscription et des conditions de sa conservation. C’est le pouvoir de la parole sur le monde.

L’écrit premier est d’ailleurs la loi qui s’écrit dans la pierre, la matière la plus dure ne lui résiste pas. Elle pourra ainsi s’imposer à tous, y compris à ceux qui sont hors de portée de voix. Les commandements. Double violence : violence exercée par la parole sur la matière qu’elle marque, et contrainte exercée sur tous en s’écrivant dans la roche. L’écriture de la matière est la marque d’un pouvoir puissant sur les choses et les hommes. La pierre l’accompagne : mettez un homme entre quatre pierres, le voilà en prison. Plus le support est dur et lourd, plus il serait universel. Il inscrirait la domination de la pensée et de la parole en creux dans la blessure des choses. L’écrit se fait ici vertical.

L’archétype de cette écriture est la lettre capitale de la gravure lapidaire. Les mots officiels gravés au fronton du monument, érigés bien haut au-dessus du peuple, afin qu’il ne puisse entamer le message de ses graffitis et de l’usure de son activité. Jusqu’à ce que « ceci tue cela ». Car cette écriture semble craindre la vie, son désordre, ses mouvements, sa fragilité. La colonne Trajane au centre de l’empire en fournit le canon, loin des confins de la barbarie. La lettre gravée dans la pierre témoigne à la fois d’un pouvoir sur les choses et d’une conception de la durée comme immobile. Le temps qu’elle cherche à traverser sans se dégrader est une éternité figée et sans vie.

La dimension que l’écriture donne à la pensée : la légitimation, autant que la durée. Quand Platon fait planer l’ombre de l’oubli derrière l’écriture, il pointe l’absence d’autorité du produit écrit sans son auteur. Or c’est décisif pour l’écrit d’État. L’écrit d’État, enregistré officiellement au moyen d’un sceau, conserve la notion d’autorité en se couchant sur le papier. Armé de l’écriture, on se bâtit un empire, on part en conquête. Surtout quand elle semble supérieure aux autres. Et c’est le cas de l’alphabet évoqué précédemment. L’empire, c’est la mise en livre du monde. Livre de compte. Il sera parcouru et inventorié scrupuleusement. Cette mise en registre est appelée enregistrement. Le registre a pour destin une étagère tempérée de l’archive. Une manière de se donner du temps. Ce registre n’est jamais tenu par n’importe qui. C’est toujours un représentant assermenté du pouvoir qui le tient. État civil, propriété, armée, prison, livres de comptes : l’écriture prend ici son sens dans l’enregistrement éminemment contraignant de quelques moments clés de la vie que sont la naissance, la conscription, le délit, la propriété foncière, la mort. Inscription et encadrement des personnes. Les sociétés, personnes morales, doivent également s’y soumettre avec les quelques écrits fondateurs et obligatoires à leur industrie. Des écrits qui ne sont pas destinés à être communiqués : n’y accèdent que ceux qui ont prêté serment, ponctuellement. Les premiers write-only documents.

L’écriture ne semble se banaliser et devenir profane, civile, littéraire ou poétique qu’incidemment. Comme dans un détournement. Chansons et contes, romans, mais aussi graffiti, pour ce qui est du vertical, surviennent dans le dos du pouvoir. Néanmoins, ce dernier s’efforce de la contrôler : privilèges, dépôt légal ou censure le rappellent. Dans ce sommet du triangle on craint à la fois la communication et le mouvement que représentent les deux autres.

Les signes I et O, capitales bien entendu : la longue droite et la grande courbe. Les deux éléments qui composent toute forme, les deux seuls que l’on puisse graver dans la pierre. La minuscule arrivera avec le papier, mais sous commandement du pouvoir royal…

à suivre…