Le fil typographique

Timelure, la fabrication d’un lien entre création, réflexion et techniques graphiques

Au cours des deux années passées, au sein d’un petit collectif ayant comme noyau dur Lola Duval, Julien Bidoret, Nicole Chosson, Julie Blanc et moi-même, mais réunissant d’autres contributrices et contributeurs dont je vais vous parler, nous avons travaillé à réaliser et à publier une frise chronologique interactive. Ce travail (phénoménal) représentait bien des défis et je trouve qu’il mérite qu’on le présente (ce qu’on a fait en conférence à plusieurs reprises l’année passée), et qu’on rende hommage au collectif, alors voilà, je le fais ici.

La première version de Timelure en miniature…

Timelure, est une chronologie des Rencontres internationales de lure (delure.org) qui permet de parcourir 70 années de recherche et d’échanges autour de la typographie à Lure, mais aussi d’apprendre, dans ses marges, ce qui s’est passé au fil de ces années, tant dans le monde de la création typographique que dans celui des techniques de composition et d’impression qui ont connu plusieurs révolutions (offset, photocomposition, lettraset, PAO, Web, etc.).

La genèse

Comme souvent, tout est parti d’une discussion amicale autour d’un verre. Et si nous mettions Les Rencontres de Lure, association typographique septuagénaire et géniale, au « centre du monde », c’est à dire au centre de l’histoire, pour un moment ? Mais comment faire pour ouvrir, pour ne pas faire un simple album de souvenirs. ou une archive confidentielle, compréhensible seulement par celles et ceux qui connaissent déjà ? Autre problème : les Rencontres produisent énormément de connaissance et d’échanges, mais dans l’éphémère de l’oralité. Il y a à la fois trop à raconter et pas assez de matériaux. Ou bien trop de matériaux, quand il s’agit d’enregistrements, par exemple. C’est un problème. Il manque une curation. D’ailleurs c’est simple, depuis 70 ans, presque rien n’a été entrepris, et il est très dommage que peu de travaux de recherches aient été conduits sur ce terrain (à l’exception d’un album dans les années 70 et de la thèse remarquable de Françoise Neveu, à l’université Paris 7, en ethnologie, intitulée Des gens, des lettres, et WWW au milieu fin des années 90). Il existe heureusement l’archive numérique immatérielles, mais c’est plus un silo qu’un objet facilement abordable. C’est tout le problème de l’archive, soit accessible et incomplète, soit exhaustive et… un peu rebutante. Comment avoir une vision panoramique des choses ?

Une frise serait un beau moyen de relater un peu ce qui se passe entre les murs (et hors les murs) de cette maison des Alpes-de-haute-Provence pendant une semaine par an (et aussi durant les autres mois), car elle permet de mettre des domaines différents en parallèle. Comme la fameuse Histomap ou par la Timeline des technologies de l’édition numérique réalisée par Julie Blanc.

La célèbre Histomap et la Timeline des technologies de l’édition numérique de Julie Blanc.

Ce qui serait bien, proposais-je entre cacahuètes et vin blanc, ce serait de montrer l’entrelacement des techniques d’impression, en forte évolution sur le deuxième vingtième siècle, la création graphique, qui répond souvent à ces besoins techniques, et les discussions à Lure. Dit autrement, Lure deviendrait une colonne vertébrale pour exposer l’histoire des technique et de la création, ce qui lui donnerait une place centrale. L’idée nous plaisait beaucoup. « Mais au fait, des sources nous en avons ! », m’écriais-je : et je sortis des boites et sacs d’archives léguées par Jean-Paul Martin, ainsi que celles que j’ai constitué lors de ma présidence. Ce sont les imprimés de Lure même : programmes, journaux, flyers, manifestes. Ce qui est fascinant, c’est qu’ils sont le reflet de leur temps. On y sent les années 60, 70, 80, 90, 2000, tant dans leur contenu que dans leur forme. On y voit passer les tendances, et même la trace des outils qui les ont produits. Les juxtaposer propose un vrai voyage dans le temps. Nous tenons notre histomap !

« Qu’à cela ne tienne » me répondit Lola. « Donne moi tout ça, Je scanne ». « — Tu scannes ? tu es sûre ? c’est un très gros boulot… » « Oui oui, je fais ». Et c’est ainsi que Lola Duval a transformé une conversation de comptoir en projet effectif. Elle a ensuite proposé un projet graphique, sollicité Julien Bidoret pour construire un premier site, et nous étions embarqués… Sur ce premier jet, on voyait bien les manques et nous étions insatisfaits. Déjà, mon archive personnelle ne couvrait que les années 1998 à 2015 très bien (mes années au comité et à la présidence de Lure) avec des pépites des années 60, 70, 80 léguées par Jean-Paul, mais pas le reste. Nicole Chosson s’est proposée pour compléter, retranscrire les documents, un travail hallucinant qu’elle a mené avec précision et bonne humeur. Evelyn Audureau et d’autres amis sont allés fouiller dans leurs archives personnelles pour trouver ce qui manquait… et petit à petit s’est mis en place une fourmillière.

Lola ouvre la première enveloppe de prospectus, j’ai des cartons et des boîtes d’archives en réserve.

Un collectif au travail

Sous l’impulsion de Lola Duval toujours, il y a eu ensuite un atelier à Lurs en 2021, Louis Éveillard, Benoît Carré, Thibery Maillard, Jacques Thomas, Nicolas Balbo, Marie-Thérèse Pizzotti et d’autres ont rejoint le groupe pour réfléchir et produire, ensemble, dans une structure Web, un corpus qui commençait à devenir cohérent et de plus en plus complet. Ce groupe a commencé un travail énorme d’enquête, de complétion, de datation, de retranscription, de correction…

Atelier Timelure à Lurs en 2021 : En haut de gauche à droite, Marc Bernot, Nicole Chosson, Julien Bidoret, Thibery Maillard, Marie-Thérèse Pizzotti, Jacques Thomas, Julie Blanc, Nicolas Balbo et Lola Duval photographiés par Benoît Carré.

Le site a été programmé par Julien Bidoret, avec le CMS Kirby. Julien a proposé un système suffisamment souple pour se plier aux exigences parfois contradictoires de tous les graphistes impliqués ;-), et surtout simple, pour offrir aux participants, dont certains sont plus rétifs que d’autres à la technologie, une interface claire et agréable pour la saisie de données, la retranscription et la documentation de chaque année, de chaque programme, de chaque photo.

Le temps est un objet ouvert

Au fil du temps le Timelure s’est renforcé, a mûri. C’est plaisant de voir que tout le monde se retrouvait autour et apportait ses compétences. Même si la vision était parfois un peu différente (voire divergente), le cap était donné, et nous avancions. Ce qui a changé, c’est la masse : si la vision synoptique est toujours possible, à travers les couvertures des documents et quelques images, il est maintenant possible également d’ouvrir chaque année, de découvrir son programme détaillé, page à page et retranscrit, bref d’entrer dans les documents. Nous avons réfléchi et discuté sur la manière de classer, fermer ou ouvrir les tranches temporelles. nous avons jalonné la période, très vaste et très riche, par des petites synthèses plus ou moins décennales… Pas évident de décrire les enjeux qui ont fait les années 70, 80, 90 ou 2000… Sans parler d’aujourd’hui même.

Julie Blanc a constitué un dossier pour en faire un projet et obtenir une bourse ARTEC et de l’articuler à la recherche avec Lucile Haute, Léonore Conte et Anthony Masure. L’interface a été retravaillée plusieurs fois, pour trouver le bon dosage, la bonne continuité, pour offrir aussi un accès sur mobile, etc. Nous avons présenté Timelure à plusieurs reprises aux étudiant-e-s, à l’École Estienne, lors d’un mardi de Lure à l’ÉMI, et finalement, Lola Duval a pu en faire une présentation complète l’été 2022 à Lurs.

Mais non ce n’est pas Julien Imbert (comme le badge semble l’indiquer), c’est bien la persévérante Lola Duval, présentant Timelure à Lurs pour l’édition des 70 ans en 2022. Photo par Jacques Thomas.

Aujourd’hui, début 2023, Timelure compte près de 2 Go de documents html et iconographiques avec plus de 1300 images haute résolution (près de 6000 en comptant toutes les résolutions). Le projet n’est pas clos. Il peut s’enrichir de corrections, de précisions, de documents… Et puis surtout l’histoire continue, et chaque année future pourra accueillir les réflexions de Lure sur les révolutions qui viennent.

Actuellement, Hervé Aracil parcourt Timelure et y essaime des notices détaillées sur la création typographique. L’interface elle-même est revue et retouchée par julie Blanc. Bref, cette chronologie continue à se développer et devient une source, une mine d’informations, pour les curieu-x-ses, les passionné-e-s les étudiant-e-s et les chercheur-e-s. L’histoire des Rencontres de Lure est un objet d’étude qui n’a pas encore été approprié, cette chronologie interactive en serait un important point de départ qui pourrait ouvrir à de nombreux objets de recherche interdisciplinaires. Pour ma part, je suis ravi et impressionné de voir comment se sont ainsi réveillées et animées des boîtes et des enveloppes où dormaient des prospectus. Cela m’inspire une immense gratitude pour ce collectif, son énergie, son intelligence et sa persévérance.

Voyagez dans le temps, ouvrez les tiroirs… https://chronologie.delure.org/

Un aperçu en survol de quelques décennies mises côte à côte…

Les années cinquante et soixante.

Les années soixante-dix.

Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.

Les années deux mille à aujourd’hui…

Un commentaire sur “Le fil typographique

  1. Merci pour ce bel article qui « chronologie » bien tout le projet de la timelure. On continue le projet avec bientôt un article de Frank Adebiaye sur le pourquoi et le comment l’Atypi a abandonné la classification Vox… et plein de nouvelles contributions à venir… à suivre

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