Avec son titre-programme Déborder Bolloré et une motivation en sous-titre : « Faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre », le livre n’est pas noir mais rouge. Il sort cette semaine (le 6 juin), brut et beau, pas cher du tout, dense en informations, et peuplé de petites fourmis. Ces fourmis, ce sont peut-être les 23 contributeurices et ses 128 éditeurs alliés (alliance que nous avons rejointe avec C&F éditions), maisons dont la liste complète est ici. Une énorme coédition qui rendra peut-être plus difficile son invisibilisation. Imaginez, un livre présenté comme nouveauté par 128 maisons ! Bon, restons raisonnables, ce n’est pas ce qui le placera en tête de gondole à Leclerc. Mais peut-être quelques librairies se diront qu’il se passe quelque chose. Au mieux, ce livre va changer les consciences et les pratiques, au pire ce sera un collector pour les bibliomanes. Car dans tous les cas, il fait date. Pourquoi ?
Le livre en noir
On a longtemps et complaisamment pointé du doigt comme grand méchant loup : Amazon. Je n’aime certes pas Bezos, mais je n’aimais pas non plus cette manière de pointer le bouc émissaire idéal, destructeur désigné du monde du livre, ce qui permettait de continuer son business as usual par derrière, comme si c’était le monde normal du livre. Alors que c’est précisément ce qui a permis d’en arriver là où nous en sommes, avec la politique agressive d’acquisitions de Vincent Bolloré. Car il n’y a pas un seul danger, un seul homme qui risque de faire basculer le monde du livre. C’est toute une situation scabreuse qui est aujourd’hui exploitée par ce grand pirate. Bref, Bolloré est peut-être autant un symptôme qu’une menace. Alors, peste ou choléra ?
Après de longues années de pratique du métier d’éditeur, j’ai souvent pensé et dit qu’il serait salutaire de produire un « Livre noir » qui dévoile les cuisines, pas toujours très propres, de la chaîne du livre, qui montre les abus qui y ont cours (avant Bolloré et sans Bezos donc). Je n’aurai sans doute pas besoin de le faire, il apparaît en grande partie aujourd’hui.
Le monde du livre bénéficie d’une aura qui occulte certaines de ses réalités. On idéalise l’objet qui sent bon, la mignonne librairie, l’impression sur beau papier, la chance des auteurices de vivre l’aventure et le succès. Bref : c’est vraiment n’importe quoi, le plus souvent. La question est : sommes-nous aussi naïfs par ignorance de certaines réalités, sous l’influence de clichés, ou bien est-ce un refoulement plus insidieux et plus pervers de notre part aussi ? Le seul moyen de savoir est de dire sa vérité, et de voir ce que cela va donner.
Il y a quelques années, en 2017, un remarquable rapport du Basic demandé par la fondation Charles-Léopold Mayer, l’a fait, en dépeignant Un livre français : évolutions et impacts de l’édition française. On doit absolument peut le télécharger et le lire à cette adresse. Il dépeint notamment de manière précise et quantifiée l’impact environnemental de cette industrie qui est en surproduction chronique et accélérée (un tiers des livres sont produits pour aller en camion sur une table de libraire, revenir invendus, et être finalement détruits), l’impact social aussi, sur les intellos précaires, auteurices, illustrateurices, sous l’impulsion d’une concentration violente et des dividendes à sortir. Il y a aussi le mal-être des libraires, employés sous le joug d’un management paternaliste, ou pressurés par les distributeurs et noyés sous les vagues de livres placés d’office. Il y a aussi la disparition des « vrais » éditeurs, engagés, exigeants telle que la décrit André Schiffrin dans ses essais, plus que jamais sensible aujourd’hui, où ces éditeurices doivent lutter pour exister, en librairie, dans les médias, où l’on leur supprime le tarif postal préférenciel qui leur permettait de survivre quand poster un livre coûte presque aussi cher que le livre lui même, et où même les instances professionnelles défendent principalement les plus grands au détriment des petits. Or ce sont les petits par qui tout advient dans ce métier. Les fourmis.
Débordés
« On va dans le mur » Commencent Alexandre Balcaen et Jérôme le Glatin. Vous le savez, n’est-ce pas, que dans votre « librairie » la plupart des livres présentés n’ont pas été choisis par le ou la libraire mais lui ont été imposés ? Qu’il ou elle n’a pas le temps de les présenter qu’il faut déjà les remballer pour faire place aux suivants ? Et oui, oui il y a des exceptions encore, je le sais, c’est toute la question de cet ouvrage.
Bolloré est donc arrivé, faisant presque apparaître Bezos comme un doux libéral, car il fait peur à juste titre. Aujourd’hui, il a mis la main sur le groupe Hachette, premier (et de loin) groupe d’édition, de distribution et de points de vente. Il a même possédé plus que ça un moment, mais on l’a un peu forcé à la « modération ». En deux mots : c ’est un capitaliste violent qui a un CV français et africain éloquent, c’est un idéologue qui met tout en œuvre pour construire un empire médiatique influent, c’est un militant de l’extrême droite catholique revendiqué. Il a failli détenir 75% des manuels scolaires en France, mais a dû se contenter d’une grosse moitié. Parce que l’Europe (pas la France) l’en a empêché. On est rassurés, hein.
Et Bolloré n’est pas seul, il est talonné par d’autres rivaux ou complices, comme Daniel Křetínský, propriétaire d’Editis, et de candidats-califes comme Pierre-Édouard Stérin qui veut monter un réseau de mille points de vente de livres dédiés à la cause. Il ne reste plus qu’à finir d’étrangler les librairies pour y arriver. Faut avouer qu’elles ont un peu tendu le cou.
Déborder
Alors que pouvons nous faire concrètement quand on est si petits, face aux si grands gourmands ? Le livre propose des idées, venues de libraires et éditeurices engagé·es, de militant·es. Une petite vingtaine de contribution y sont organisées en quatre parties :
D’abord un portrait rapide d’une chaîne du livre et de ses (dys)-fonctionnements. Une brève histoire de cette industrie et de sa distribution, où règnent des intermédiaires, et le plus connu d’entre eux : Hachette. avec Bakonet Jackonet (quatre planches de BD), Alexandre Balcaen et Jérôme Leglatin (Le livre cette marchandise), Jean-Yves Mollier (Hachette, un empire vieux de deux siècles), Valentine Robert Gilabert (l’empire Bolloré s’étend à l’édition…), Florent Massot (Bolloré, Arnault, Kretínsky : comment le capitalisme flingue l’édition).
La deuxième partie fait le sinistre portrait du « capitaine d’industrie » et de son action en Afrique. Antoine Pecqueur (Bolloré : le laboratoire africain) et deux entretiens avec
Amzat Boukari-Yabara et Pascale Obolo qui témoignent de la difficulté à faire ententre des voix alternatives africaines sur ce continent comme en France, tant le contrôle de la parole s’y exerce.
Ensuite, ce sont quelques témoignages d’acteurs et d’actrices engagés dans le monde du livre et des minorités. Ce sont des autrices et auteurs, des éditrices et éditeurs, des libraires, exigeants qui nous montrent la difficulté, mais aussi la formidable résistance que ce réseaux fournissent. Les éditions du bout de la ville (Lie de la terre et lieux bâtards), Clara Pacotte (Lesbienne à la page), LABo-Libraires anti Bolloré (Au-delà de Bolloré : ce que Hachette révèle de la condition de salarié·e en librairie), Soazic Courbet (Déborder, depuis une position de libraire engagée), Arnaud Frossard et Julie Wargon (L’odeur de l’encre, l’imprimerie : mirage des techniques, réalité des concentrations).
Pour conclure, une partie élargit la question aux champs de l’éducation et de la politique et ouvre des pistes d’action, parfois étonnantes. Tristan Garcia et Charles Sarraute (Des manuels bien pratiques) Clara Laspalas et Danièle Kergoat (Éditer en féministe), Karine Solène Espineira (Entretien), Thierry Discepolo (Pour un statut d’éditeur indépendant), Les soulèvements de la terre (Trois propositions pour une pratique du démantèlement…).
Ces contributions sont vraiment éclairantes et bien écrites et la lecture de l’ensemble en est à la fois édifiante et fluide. On peut y naviguer individuellement et sauter des passages, mais on gagne vraiment à accompagner tous ces profils et récits, car même lorsqu’ils ou elles abordent la même question, ce n’est pas une répétition, le point de vue et l’éclairage étant différent si complémentaires. S’y dessine clairement ce que promet le sous-titre : le problème n’est pas seulement Bolloré, mais il en a opportunément profité pour constituer une menace de plus.
Réveillons nous
Alors au final, que faire quand on est si petit ? Quelques pistes glanées dans le livre et ailleurs dans mes observations et mon parcours. D’abord, acheter ce livre et le faire circuler.
Lecteurs et lectrices, nous pouvons choisir notre librairie avec soin, nous pouvons lui parler des choses que nous repérons et que nous aimerions y trouver, nous pouvons acheter directement aussi aux micro-éditeurs pour les soutenir, nous pouvons diffuser des catalogues et des flyers (y compris dans les librairies :-). Nous pouvons aussi reprendre le contrôle sur notre attention : je l’ai fait et j’arrive de nouveau à lire, pas mal, après avoir fermé un moment le flux d’actu anxiogène et de distractions streamées. Un livre dans le métro, un livre pour m’endormir, un livre au café. Le smartphone a sa place bien au chaud dans la poche.
Libraires, nous pouvons faire une petite place à la curiosité, prêter attention aux indépendants, résister à la pression des offices malgré les pénalités mafieuses encourues par les réticents, nous pouvons arrêter de dire aux clients demandeurs : « Oh ! mais c’est un petit éditeur, ça ! Ça va être long et compliqué de commander ce livre » quand ce n’est plus vrai du tout.
Auteurices, nous pouvons imposer certaines conditions, notamment avec les licences Creative Commons qui nous gardent des droits de partage. Nous pouvons prendre le risque des petits contre les gros (tous nos auteurs nous disent à quel point ils se sentent bien traités depuis qu’ils sont arrivés chez nous). Nous pouvons imposer une clause de conscience en cas de rachat de la maison d’édition par un groupe dont les valeurs ne nous correspondent pas.
Éditeurices, nous pouvons privilégier les bonnes pratiques : ralentir la cavalerie, essayer d’arrêter ou d’atténuer la surproduction et le jeu des retours, payer les auteurices en temps et en heure avec des relevés justes. Ouvrir nos portes. Avoir des pratiques d’achat d’imprimé équitables et locales et cesser de dire que sinon on ne s’en sort pas.
Décideurs décideuses, il faudrait savoir si on veut avoir un champ de ruines ou un écosystème vivant dans quelques années. La bibliodiversité ça se travaille dans toutes les décisions, aides, achats.
Il y a mille autres choses à faire, ce livre contient des pistes, parfois rigolotes (j’aime bien les propositions de happening venues des militant·es aguerries des soulèvements de la terre).
Pour commencer
Le livre Déborder Bolloré paraît ce début juin. Un coup de chapeau à l’équipe coordinatrice qui a dû se faire bien déborder elle-même par ce projet. Son ISBN est le 978-2-49353-421-7, il coûte 12 euros pour 320 pages inspirantes. La liste détaillée des contributions est ici. les textes passionnants y seront consultables et téléchargeables gratuitement. Mais encore une fois, ne vous privez pas d’un objet au prix très raisonnable : achetez-en plusieurs, offrez-le, et har-ce-lez votre libraire s’il ou elle ne le présente pas 😈 (on le trouve aussi en ligne sur les sites des coéditeurices, comme par exemple chez nous). En fait, si votre libraire ne le présente pas, une fois informé, bien entendu, c’est juste le signe que ce n’est pas une librairie. Bon à savoir, non ?
Et un fun fact pour finir : si vous êtes arrivé·e jusqu’ici, vous apprendrez que le C&F dans C&F éditions, c’est pour cigale et fourmi 🐜. Une parmi 128 donc.
Je répète souvent que, contrairement à ce que croient beaucoup d’éditeurs (et d’informaticiens, han) l’un des objets les plus complexes et raffinés que nous construisons numériquement reste le livre. Il y a encore tant de choses à améliorer dans ce domaine. J’en ai eu une illustration avec les dernières aventures de notre petite amie Ada. Après avoir été le premier livre jeunesse consacré au logiciel libre, et je crois bien le premier livre jeunesse composé en html pour l’imprimé (html2print), j’ai rouvert le dossier et viens de terminer deux éditions bilingues, une en français-allemand (la langue de naissance d’Ada) et l’autre en français-anglais. Ada existe désormais dans de nombreux formats, du webtoon au epub avec description des images pour les non-voyants, ou encore à l’audiolivre, et s’est avérée un vrai terrain d’expérimentation. J’aborde ici les coulisses et reviens sur quelques expériences multilingues.
Résumé de l’épisode précédent
Si vous ne connaissez pas Ada, c’est une jeune fille curieuse, qui découvre comment Zangemann, baron de la tech avec de faux airs de Steve Jobs, contrôle ses produits depuis son ordinateur (en or). Avec ses amis, elle va bricoler des objets informatisés qui échappent aux décisions de Zangemann. Ça va énerver celui-ci, évidemment. Ada & Zangemann, un conte sur les logiciels, le skateboard et la glace à la framboise de Matthias Kirschner (président de la FSFE) et Sandra Brandstätter, illustratrice très talentueuse, est un livre pour les enfants et jeunes ados qui pourrait bien leur transmettre le plaisir de bricoler, un livre sur l’informatique libre, la camaraderie et le rôle des filles pour une technique au service de l’autonomie.
Quelques-uns des formats d’Ada & Zangemann en français… et il y a bien d’autres langues, éditées par d’autres !
Source unique, formats multiples
Nous avons édité l’édition française de ce livre en novembre 2023. Le livre est sous licence Creative Commons by-sa, qui permet le partage sous condition d’attribution à ses auteurices et de conditions identiques, et je crois que nous lui avons fait justice en proposant d’emblée quatre formats, dont trois étaient gratuits ou à prix libre. Au final, nous avons publié :
Le livre imprimé, le seul “payant” (n’hésitez pas à vous le procurer, il est beau et c’est quand même l’édition la plus sympa).
Le même livre en PDF, agréable qui reproduit cette mise en forme sur une tablette, par exemple.
Une version epub, qui s’adapte à tous les écrans de liseuses et est compatible avec la lecture par synthèse vocale, y compris en décrivant minutieusement les images (et c’était “amusant” techniquement de traiter des lettrines – dessinées à la main – dans ce cadre, pour faire que la lecture fonctionne quand même).
Un site web statique en version intégrale, lisible sur ordinateur, mais aussi sur mobile, comme un webtoon.
Un diaporama muet, pilotable comme un “powerpoint”, qui permet d’accompagner en images une lecture publique.
Une vidéo lue par Hervé Le Crosnier, avec la complicité de son petit fils
Deux livres bilingues (FR-DE) ou (FR-EN) en édition imprimée et / ou téléchargeable gratuitement (à prix libre).
Un site multilingue qui permet la bascule d’une langue à l’autre à tout moment dans la lecture.
Je crois donc qu’on peut dire qu’on a fait de l’édition multiformats :-). Surtout que tout cela est réalisé à partir d’un fichier source html, ouvert et disponible sur les forges de l’éducation nationale et de la FSFE.
Depuis il existe même un film animé qui est projeté un peu partout. Dans le monde, Ada s’exprime en de nombreuses langues nationales ou régionales que l’on peut retrouver fédérées sur ce site. Il est à noter que vous pouvez faire votre propre version de Ada et Zangemann en accédant à tous les fichiers source. Bref, cette histoire nous dépasse de beaucoup. Cela est permis par le choix de formats ouverts, standards et interopérables. Le format texte simple et le html. Et c’est formidable pour un éditeur de faire partie d’un tel mouvement.
Depuis le début, Ada a été pour nous l’occasion d’expérimenter autant que de partager, donc. Cela n’aurait pas été possible sans le soutien de la direction du numérique pour l’éducation promouvant les logiciels et ressources éducatives libres au ministère de l’Éducation nationale. Merci à Alexis Kauffmann, fondateur de Framasoft pour son soutien persévérant au libre en général et à ce projet en particulier. L’ADEAF, association d’enseignants de l’allemand, a aussi soutenu le projet de livre bilingue.
Deux petites vidéos : la lecture en défilant à gauche, le changement de langue à tout moment à droite.
Des précédents
Nous avions déjà expérimenté le multilinguisme. Avec un ouvrage consacré à la question, édité en deux versions (FR et EN) par nous, et dans d’autres langues en ligne : Net.lang : Réussir le cyberespace multilingue Je vous conseille de le télécharger, il est passionnant et gratuit. Il expose entre autres choses la longue lutte pour se doter d’outils linguistiques nécessaires à une juste représentation numérique des langues et écritures du monde. Unicode et le support des écritures ne sont pas tombés tout cuits, l’informatique ayant fait du chemin multilatéral depuis le codage ASCII qui ne permettait d’orthographier quasiment que la langue anglaise – US.
Net.Lang, un ouvrage sur les enjeux politiques, culturels et industriels du multilinguisme dans les espaces numériques. Il est disponible gratuitement en français ou en anglais, d’autres versions existent en ligne, grâce aux licences libres que nous lui avons appliquées.
Et l’un de nos tous premiers livres était carrément intégralement quadrilingue, couverture, dos et quatrième de couve compris. C’est
Enjeux de mots / Palabras en juego / Word Matters / Desafios de palavras. Une vraie encyclopédie multiculturelle sur les sociétés de l’information (ici). 650-et-quelques pages, avec un sommaire passionnant et des intervenant·es du monde entier, je veux dire : les deux hémisphères. Il est officiellement épuisé mais on en a retrouvé quelques exemplaires, alors si vous voulez un collector ultime, contactez-nous. Composer pour une lecture en quatre langues était un sacré casse-tête, mais portés par l’esprit de Plantin et de sa bible quadrilingue de la Renaissance, nous n’avions peur de rien.
Enjeux de mots (il est tellement plus beau en vrai qu’en PDF) : 656 pages quadrilingues grand format sur papier ivoire. Une encyclopédie culturelle et sociale du numérique et de la société de l’information réalisées dans des conditions incroyables avec une trentaine d’auteurices des deux hémisphères dans l’urgence avant le SMSI 2005. Collector dont il reste quelques exemplaires.
La Bible polyglotte d’Anvers de Christophe Plantin (1572) qui est au musée de l’imprimerie de Lyon. « Entreprise typographique la plus gigantesque du XVIe siècle », de quoi inspirer, non ?
Le défi spécifique du multilinguisme
Revenons à Ada. Cet après midi, je viens de mettre en ligne le travail fait par Hervé pour passer la version web en multilingue. On croit toujours que c’est simple, comme si on faisait simplement une version dans chaque langue. Sauf que la lecture n’est pas forcément linéaire, elle est aussi transversale, et il faut aussi pouvoir circuler à travers les versions. Ceci en restant en HTML statique. Pour ma part, je m’étais consacré à un autre “défi” : la réalisation d’un livre bilingue illustré en html2print. Pourquoi un “défi” ? Je m’explique.
Déjà, mettre en page un livre jeunesse en html2print, dans une seule langue, demande de positionner précisément images et textes sur chaque page. On l’a fait tout en préservant le flux bien spécifique au html qui permet de couler tout un livre dans une seule grande “page” web. Pour un livre, on est donc un espace symétrique et fermé qu’il faut gérer, page de gauche, page de droite, et on tourne. Parce que c’est comme ça qu’on lit avec les enfants avant de les endormir. Depuis 2018, nous faisons cela avec l’aide de PagedJS, un polyfill ou supplétif qui permet au navigateur web d’interpréter la spécification CSS pour les médias paginés. PagedJS est d’une grande aide permet de faire le pont entre les deux paradigmes, tout en maintenant ce précieux format source html standard, pérenne et interopérable, celui qui rend possible toutes ces versions d’Ada et Zangemann. Nous séparons bien la structure de la présentation au moyens de la méthode des “tweaks” expliquée dans des posts précédents de ce blog, qui nous permettent de revenir sur tout élément particulier par un identifiant qu’on lui assigne, en surcharge des classes générales, en lui appliquant des règles CSS a posteriori si nécessaire, et sans modifier le code source pour autant.
Mais avec le bilinguisme surviennent deux nouveaux problèmes (le deuxième vous étonnera peut-être ;-). Le premier, c’est la volonté de synchroniser deux flux parallèles, un sur chaque page, les deux langues en face-à-face. Pour cela, Yann Trividic, qui a passé une année à travailler avec nous, a développé – avec l’aide de Julien Taquet – un “hook” de PagedJS qui permet de déplacer les pages d’une section HTML et de les intercaler entre les pages d’une autre section (ici), un peu comme quand on bat les cartes. On peut ainsi avoir l’allemand à gauche, par exemple, et le français à droite. Les deux “chapitres” restant pourtant intégralement séparés dans le code source, se retrouvent entrelacés dans le rendu imprimé.
Nous avons dû aller un peu plus loin encore pour satisfaire une demande d’Annaïck Chollois-Richomme, notre traductrice préférée, qui enseigne la langue allemande et a piloté la traduction en français avec ses élèves. Elle souhaitait arriver à une synchronisation des paragraphes eux-mêmes, pour que les élèves puissent facilement trouver, face à face les phrases de l’histoire dans les deux langues. C’est un peu un casse-tête quand on sait que ce qu’on appelle le “taux de foisonnement” d’une traduction en français est de l’ordre de 20% plus long que l’anglais et 30% que l’allemand. Difficile dans ces conditions de synchroniser les deux versions côte à côte sans introduire des déséquilibres disgracieux entre les pages. Mais avec quelques astuces et “tweaks”, on y arrive quand même.
Au final, le multilinguisme pose donc une série de problèmes : sens de l’écriture (RTL ou LTR), orthographe, règles de césure qui peuvent grandement varier, support des caractères de la langue par les différentes fontes, foisonnement, etc. Le navigateur web est heureusement taillé pour affronter ces différences, même au sein d’un même document, mais il faut savoir que ce n’était pas gagné initialement et que nous devons cela à à un militantisme de tous les jours au sein des quelques organismes de régulation du web, pour éviter la prédominance de la langue anglaise, une histoire passionnante que l’ouvrage NET.LANG cité plus haut explique très bien.
En cours de travail : à gauche, l’aperçu des pages dans le navigateur web, avec les images et les sections face-à-face. À droite le code source HTML dans lequel les sections sont bien séparées, l’une après l’autre, d’abord tout l’allemand, puis tout le français, ce qui facilite la création et l’échange avec des tiers de différentes versions. La mise en page est faite avec des règles de style CSS. J’aime vraiment travailler comme ça, même si des problèmes se posent parfois. Nous développons des solutions quotidiennement. J’ai l’impression de retrouver les temps exaltés des débuts de la PAO, avant la prolétarisation par le monopole d’une certaine suite. On se demande comment faire, on choisit ce qui est vraiment important pour nous, et on forge et partage nos outils, nos conseils.
Les illustrations dans l’espace visuel de narration
Le deuxième souci est le fait que le livre est illustré. Cela complique et parfois simplifie le souci précédent. Que faire des images dans une version bilingue ainsi “synchronisée” qui raconte deux fois l’histoire, côte-à-côte ? Nous n’allions quand même pas répéter chaque image à gauche et à droite. Non, il fallait les introduire une seule fois dans l’espace du regard (et de la lecture), et au bon moment de la narration. Mais l’ajout d’une image “désynchronise” encore plus le texte. Comment dans ces conditions retomber sur nos pattes et faire en sorte que les lecteurices ne perdent pas le fil et de l’histoire et de la traduction de chaque paragraphe ?
C’est là que l’ordre du récit rencontre la mise en espace et la linguistique. En avançant pas-à-pas, j’ai rencontré plusieurs moyens d’y arriver : introduire une image différente de chaque côté, mais en tenant compte de l’ordre d’arrivée légèrement décalé de chacune pour quelle tombe à point nommé pour tous les locuteurices des deux langues, puisqu’on lit de gauche à droite et de haut en bas. En tenant compte de la hauteur des images pour compenser les différences de “foisonnement” évoquées plus haut.
En introduisant aussi des images à cheval sur les deux pages (ce qui est également un défi, puisque les deux pages face-à-face sont en réalité très éloignées dans le code source qui sépare lui chaque langue dans une longue section), etc. Quelques moyens très différents qu’il fallait utiliser judicieusement au fil du conte, sans systématisme, sans répétition ennuyeuse. Bref. Un travail “manuel” assez fatiguant : je ne faisais que quelques pages par jour. Laissant parfois le “puzzle” ou le casse-tête de chaque double page reposer jusqu’au lendemain quand je ne trouvais pas de solution immédiatement. Ça s’arrangeait toujours par la suite, la nuit portant conseil.
Si on ne remarque rien, c’est réussi
Ainsi, page après page, les éléments se sont assemblés pour arriver à un résultat dans lequel on ne remarque rien de spécial. Et c’est bien, car c’est le but même de ce travail, faire en sorte que tout paraisse juste à sa place, sans gêner la lecture.
Mais, selon moi, cela montre aussi une fois de plus que des outils numériques ne doivent pas remplacer le jugement humain, l’appréciation artisanale de celle ou celui qui les manipule. Qu’au contraire, c’est un tissage qui s’accomplit dans le travail de mise en page, qui peut être très rapide, mais n’en reste pas moins héritier d’un regard, d’une intention. C’est ainsi que nous travaillons et développons “notre PAO du XXIe siècle”, ouverte, pérenne, dans les marges des automatisateurs, artificialisateurs, ou exploiteurs de main-d‘œuvre à bas-coût. Le luxe à la française, quoi ;-)
Nous avons ainsi publié les éditions imprimées PDF et web de ces versions multilingues des aventures d’Ada, et nous sommes impatients de connaître les retours des enseignant·es et apprenant·es de l’anglais, de l’allemand ou du français qui découvriront les aventures d’Ada & Zangemann. J’avais envie de partager cette expérience avec vous.
Mise à jour ! Le livre est arrivé et il est très bien imprimé. Agréable de voir Ada en format roman (ou plutôt novella) les collégien·nes et lycéen·nes pourront travailler leurs langues vivante : la reliure cousue permet de poser le livre et le rendra durable.
Un livre qui les contient tous, et il n’est même pas gros ! C’est le cadeau que nous avons fait à nos lecteurices, avec Hervé Le Crosnier et Annaïck Chollois-Richomme pendant nos « vacances » de Noël. Un petit gratuit à télécharger (on peut aussi acheter la version imprimée si on a envie d’offrir ou de soutenir). Je raconte un peu les coulisses.
Si nous éditons tous nos livres avec conviction, avec soin, il arrive aussi que nous décidions de faire un livre uniquement pour le plaisir de le partager. C’était par exemple le cas duLivre Neige, une ode au domaine public, inspirée par un hiver neigeux, avec les images incroyables de cristaux de neige de Wilson Bentley, et une brève anthologie de poésie, littérature et science de ce phénomène merveilleux.
Il se trouve que depuis quelques mois, nous travaillons à la traduction d’un ouvrage très étonnant de Kurd Lasswitz, Sur deux planètes, sur lequel je reviendrai, et que nous diffusons en feuilleton par mail. Hervé avait déniché ce Lasswitz, célèbre outre-Rhin mais très confidentiel par ici, et proposé la traduction de son ouvrage à Annaïck – l’une des pilotes de la traduction de Ada & Zangemann en français – qui avait décidé de rester avec nous avec un stage d’édition au cours de sa formation de traductrice.
En fouillant un peu pour me documenter aussi sur Lasswitz, je mets de côté une toute petite nouvelle, Die Universalbibliothek sans la lire, avec un peu de documentation sur l’auteur. Elle m’attire par sa proximité avec l’un de mes thèmes favoris, la combinatoire typographique. Annaïck avance avec brio dans sa traduction de l’énorme roman. Quelques mois après, je retombe sur la nouvelle, et, stupéfié par son contenu (elle est visiblement la source de La Bibliothèque de Babel de Borges) et surtout son actualité, je la propose à Hervé comme le petit cadeau de nouvel an qu’on aime à faire de temps en temps. Problème : il faut traduire le texte, et comme il est très court il faut l’accompagner. Annaïck accepte de faire cette traduction séance tenante (merci merci merci), avec talent, et nous nous mettons donc à écrire les articles qui vont l’accompagner.
La bibliothèque universelle est parue en 1904 dans le journal Ostdeutsche Allgemeine Zeitung. Au coin du feu, dans un salon très XIXe, quatre ami·es discutent édition autour d’un verre, et se lancent dans un petit travail d’imagination : celui de la bibliothèque totale, celle qui contiendrait tous les ouvrages possibles. Ce n’est pas si difficile, avec un petit calcul combinatoire (avec certes beaucoup de zéros). Mais après un premier enthousiasme surviennent très vite des doutes… Je n’en dis pas plus, et vous laisse lire la nouvelle.
C’est un aspect consubstantiel à notre écriture alphabétique, composée de 26 lettres seulement, que de rendre calculable toutes les combinaisons possibles sur une page, et donc sur un livre. Un coup de dés. Lasswitz est un physicien et il n’est pas effrayé par les grands nombres. Il joue donc un temps avec ce concept et nous aide à prendre la mesure de ce que représenterait l’impression de toutes ces combinaisons. La bibliothèque contient donc forcément les œuvres complètes de Platon… mais aussi les œuvres égarées, secrètes, ou détruites, c’est bien pratique. Elle contient le journal d’hier… mais aussi celui de demain. Elle contient toute la littérature réalisée, mais aussi possible. Borgès en fera une expérience quasi mystique. Lasswitz explore quant à lui le champ de l’absurde et de l’erreur : qu’en est-il des ouvrages qui contiendront un mélange d’authentique et d’absurde (suites incohérentes de lettres, mais aussi suites de mots de la langue sans signification, ou bien pire encore : passages vraisemblables mais totalement fantaisistes, assemblages de vers incohérents, mélanges, erreurs, fake news). Il en arrive à affirmer que « L’intelligence est infiniment supérieure à l’intelligibilité » semblant jouer à retourner l’affirmation d’Aristote dans La Poétique selon laquelle le « vraisemblable est supérieur au vrai », ce qui nous parle tellement aujourd’hui, devant les robots conversationnels. Mais ce n’est pas la conclusion ultime de son récit. Je vous laisse la découvrir, c’est la jeune fille de la famille qui la donnera.
Car oui c’est bien ce qui fait la saveur de la nouvelle : dans son atmosphère surannée à la Jules Verne, elle nous parle de notre présent, devant les manipulations numériques, rumeurs, ou encore hallucinations des intelligences artificielles génératives. Comment faire confiance à un corpus aussi bordélique, même si convivial aujourd’hui ? Car il n’est même pas convivial tel que le décrit Lasswitz : cela semble une corvée indescriptible de dénicher un volume intelligible dans la bibliothèque. Comment nous y retrouver ? Tout récemment encore, le New York Times faisait le point sur les recherches contemporaines prolongeant le problème formulé en 1913 par Émile Borel : quelle est la probabilité pour qu’une armée de singes, dotés de machines à écrire, produisent une œuvre de Hugo ou de Shakespeare ? Could Monkeys Really Type All of Shakespeare?. La réponse est qu’il n’y a pas de solution dans notre univers, plus fini qu’il n’y paraît. Mais ils soulignent l’enjeu très contemporain de ce problème, en regard des intelligences artificielles.
Deux rebonds contemporains sur cette nouvelle, donc. Dans L’Univers est incommensurable, Hervé Le Crosnier montre précisément à quel point la bibliothèque, tout en étant loin d’être infinie, et parfaitement dénombrable, dépasse pourtant les dimensions de notre univers. Il nous montre la singularité et la fragilité de la bibliothèque, face à la génération calculée. Dans Les combinaisons du vrai je fais une brève histoire de l’écriture et de sa mécanisation, pour souligner le fait que l’essence combinatoire de notre écriture alphabétique ne nous conduit qu’à une situation désespérante, sans possibilité de discriminer ni de démêler le vrai du faux, et que le sens, pour nous, est ailleurs, entre les signes.
Le petit ouvrage contient aussi un portrait de Kurd Lasswitz par Annaïck Chollois-Richomme et une introduction (sans divulgâchage) au roman Sur deux planètes aventure intersidérale incroyablement moderne, et romantique, ainsi que le premier épisode de sa présentation en feuilleton. Je recommande l’abonnement pour vivre l’expérience de la série dans sa boîte mail, tout en recevant à la fin l’ouvrage complet, en version imprimée.
Encore une fois, André Sintzoff a généreusement proposé son œil de lynx pour chasser les coquilles. Vous l’avez compris, on a fait tout ça avec amour, tous les quatre, pendant nos « vacances » de Noël. Comme tous nos livres depuis quelques années, celui-ci est composé dans un navigateur web, avec un code HTML et CSS (selon la spécification pour les médias paginés, avec l’aide de PagedJS. On y trouve des fragments de ma propre bibliothèque dans les intercalaires (reproduits en partie dans ce post). Le caractère utilisé pour le texte est Andada ht de Carolina Giovagnoli (licence SIL Open Font), aboutissement d’un long travail de recherche sur le langage Guaraní, et qui permet, dans un esprit d’universalité toute latine, de composer 219 langues utilisant notre alphabet aux nombreuses variations et accentuations. Les titres sont composés en Mon Hugo de Vika Usmanova (licence SIL Open Font), caractère techno qui inaugurerait une collaboration avec les aliens. Tout un programme…
La bibliothèque universelle, de Kurd Lasswitz, Hervé Le Crosnier, Annaïck Chollois-Richomme, Nicolas Taffin, C&F éditions 2025.
J’aimerais bien réinvestir un peu ce carnet, quand je vois – comme tout le monde – l’effet que l’accélération des flux (de mauvaises nouvelles le plus souvent) a sur le moral et ma capacité de concentration, sans parler de l’accélération des rythmes de travail (on fabrique, on publie, on passe à autre chose… si vite !) je me dis que ça serait bien de prendre quelques minutes (des heures en réalité, car c’est un vrai investissement de temps), ici, « chez moi » et non sur telle ou telle plateforme toujours en dérive. Me poser, prendre le temps de raconter un peu ce que je fais, comment, pourquoi. Un partage certes, mais aussi une préoccupation égoïste, celle de m’y retrouver un peu. J’aurais d’emblée envie de changer ce CMS, usine à gaz, par les choses plus simples qui me correspondent mieux maintenant, mais commencer par là, comme avec les dominos, serait encore une excuse pour ne pas m’y mettre, alors bon, on va faire avec ce qu’on a, hein. J’essaie donc, et ne nous en voulons pas trop si ce n’est pas avec une régularité horlogère.
Mais je vais tâcher dans les semaines qui viennent de revenir sur quelques projets, sur les coulisses, nos réflexions et nos doutes, avec mes partenaires. Voilà. Je rouvre la boîte à chaussures. Il y en a dedans, on va voir si elles me vont toujours.
Cet article est extrait(et légèrement modifié) du livre Typothérapie, publié chez C&F éditions que vous pouvez vous procurer ici : https://typotherapie.com.
La vague d’écriture que suscite pour Balzac l’impression d’une épreuve typographique. À voir sur le site Les essentiels BnF.
Depuis des années maintenant, dans notre petite maison d’édition, nous publions nos ouvrages à la fois sous forme imprimée et sous forme numérique. Nous avons choisi le format EPUB sans DRM (ou menottes numériques). Un ouvrage (ou un article) peut aujourd’hui prendre des formes différentes. Tout cela nous amène, ainsi que de nombreux producteurs de livres, à nous poser ou reposer sans cesse, la question d’un flux de production le mieux adapté à cette multiplicité de formats. De la correction du manuscrit par annotations et révisions successives à la mise en forme pour différents médias, puis à la correction des épreuves et au report de ces corrections, quand on publie un imprimé, un PDF, un EPUB et un site Web (en considérant le CD-Rom interactif comme disparu), les étapes, les formats, les outils sont assez disparates.
Certains ont beaucoup avancé dans la réflexion sur ces flux de production, j’ai été amené à me former et à travailler avec différentes chaînes de production, à rencontrer des éditeurs intéressés, écouter leur point de vue et développer le mien, des morceaux de solutions, aussi (voir ici, ici ou là)… J’ai été amené à cerner des préconceptions ou des biais, chez moi-même comme chez mes interlocuteurs, qu’on pourrait parfois appeler des vœux pieux ou des « illusions », car il y a un effet de séduction dans ces questions qui peut occulter des difficultés et la réalité. Cet article parle de tout cela.
Un point de vocabulaire
Pour comprendre comment un livre peut devenir plusieurs objets, les bibliothécaires sont forts. Face à une complexité toujours sous-estimée du monde des publications, ils ont inventé un modèle qui permet de s’y retrouver un peu, appelé FRBR (Functional Requirements for Bibliographic Records). Donnons-en ici quelques clés de vocabulaire simplifiées (un peu trop, sans doute) qui vont nous servir : selon FRBR, l’oeuvre, c’est en gros le manuscrit (si tant est qu’il existe sous une forme cohérente unique et finie). L’expression, c’est la forme éditorialisée que va prendre cette œuvre (une traduction peut aussi être une expression). La manifestation, c’est le livre produit (ce qu’on appelle « l’édition », Folio 2006, par exemple), celui qui est identifié par un ISBN. Et l’item, c’est mon exemplaire, précieux, acheté, abondamment annoté et corné (bon, pas si je l’ai emprunté à la bibliothèque, évidemment).
Dans le langage des flux de production, la source unique, single source, ou source unique de vérité (single source of truth – SSOT) est le terme qui va se rapporter à une expression unique, capable de produire plusieurs adaptations et manifestations différentes. Centralisé, cohérent, c’est la référence absolue, le Graal. Et quand on parle d’édition multi-supports, on désigne la production de ces multiples manifestations (imprimée, numérique…) à partir d’une expression (le fameux single source), le plus souvent en mode automatisé. Les deux descriptions recouvrent le même flux en étoile. À partir d’une structure constituée, un certain nombre de transformations et de conversions sont censées permettre d’obtenir « automatiquement » des sorties différentes. Que de pièges dans cette simple phrase ! On peut trébucher sur chaque mot. J’aimerais rendre les choses moins glissantes et essayer d’y mettre un peu d’ordre. On devra certainement changer de vocabulaire et de point de vue au passage.
Une « paperole » de Proust – que l’on peut voir sur le site Les essentiels BnF.
Histoire d’une idée, et d’une tension
La notion de single source publishing, qui reprend la notion de single source of truth est assez ancienne, elle est née au sein de l’univers du content management (gestion de contenu) pour des publications techniques qui se posaient cette question : Comment rédiger et publier la documentation d’un système complexe, en plusieurs langues par exemple, et pourquoi pas sur plusieurs supports ? (aide d’un logiciel sous forme de manuel imprimé, ou d’aide en ligne accessible au sein même de ce logiciel, ceci en de multiples langues…) le tout avec un contenu parfois considérable (la documentation d’un avion compte plusieurs millions de pages).
Tandis que la tradition de composition et de mise en page issue de Gutenberg devenait PAO et WYSIWYG (tel écrit, tel écran), des années 1970 aux années 1990, s’attachant à produire une forme imprimée aussi parfaite que possible (le support de lecture et le support d’enregistrement se confondent dans le livre), une autre tradition naissait dans les années 1970, séparant lecture et enregistrement, s’attachant à découper et baliser le contenu selon sa structure sémantique. Et à envisager un stylage séparé pour les lecteurs. Cela est passé (et j’en oublie) par GML (1969), TeX(1978), Scribe (1981), SGML (1983), LaTeX (1983), DocBook (1991), HTML (1992), XML (1998), XHTML (2000), DITA (2005), HTML5 (2012) ainsi que CSS (1998) pour la mise en forme. Ce qui s’est affirmé au long de ce fil, c’est la séparation de la structure d’un texte et de sa mise en forme. Un principe qui devait en théorie (en théorie, oui) permettre de préparer un contenu pour différentes formes, et dans certaines conditions, lui donner une certaine interopérabilité et pérennité, comme le propose Métopes construit autour de XML TEI par le Pôle document numérique de l’université Caen-Normandie.
Le langage LaTeX propose aussi un système de composition évolué, automatisé, précis et polyvalent. Il a été créé par Leslie Lamport dans les années 80 sur la base du travail de Donald Knuth pour TeX. S’il répond à bien des critères, c’est un langage de composition (typesetting) qui n’est pas aussi sémantique que peuvent l’être les langages de balisage en ML (XML, HTML) et finit par entrelacer beaucoup de commandes de mises en forme au texte lui-même, ce qui l’éloigne d’autant de l’idée d’un squelette sémantique tel qu’il est proposé par le balisage (voir l’article de Daniel Arlington The LaTeX fetish (Or: Don’t write in LaTeX! It’s just for typesetting)). Par ailleurs il rend assez complexe la création de nouveaux modèles de publication, ce qui a conduit les éditeurs non-scientifiques à le délaisser.
Le paradoxe, ou plutôt la tension, reste celle-ci : comment d’un côté imaginer construire un balisage sémantique du texte, un modèle abstrait de toute forme et tout support, qui pourrait s’incarner dans n’importe laquelle d’une part, et de l’autre porter l’attention nécessaire à la composition de chaque « page » qui doit permettre de prendre le contrôle sur le moindre détail, un paragraphe, une ligne, un mot, une césure pour en manifester visuellement la structure. Et tout ceci avec des langages (XML, HTML) pour qui le texte lui-même n’est pas un objet très construit, mais un simple flux de données, ce qui ne simplifie pas les choses.
L’idée et l’intérêt qu’il y aurait à développer autour de cette idée de single source pourrait simplement être celle d’obtenir facilement et automatiquement différentes manifestations, sans surcoût, comme le propose Quire du Getty Museum. Ou bien en faire un outil à la hauteur de chaque média, et de l’exigence et du savoir faire de ses compositeurs et compositrices. Rendre plus expressif et plus rationnel ce travail de composition, en augmenter la puissance et la portée. Permettre le contrôle de composition par des fonctions, des automatismes et un accès à une source rationnelle, pérenne, interopérable. Mais quelle source ?
Le fantasme de l’automatisation
Évidemment, l’idée de créer un modèle du contenu idéal et abstrait de ses formes, combinée à l’informatique, à la puissance de traitement croissante, a donné très vite l’idée d’automatiser la publication. Mais qu’est-ce qu’automatiser veut dire ?
La composition froide (le plomb saisi par le compositeur, à la main, pour composer lignes et pages à la vitesse de l’ordre de 1 000 signes / heure) est devenue composition chaude (l’opérateur saisissant le texte sur un clavier de Linotype, la machine faisant le reste, autour de 10 000 signes / heure), puis photocomposition, encore plus rapide (30 000 signes / heure), puis PAO (millions de signes / heure), réalisée sur des systèmes de plus en plus légers. L’automatisation est bien à l’œuvre dans l’imprimé depuis très longtemps (depuis le début du XXe siècle avec la Linotype, mais la nature mécanique de la typographie la met depuis l’origine sur les rails de l’automatisation). Elle n’a fait que s’accélérer avec le numérique, mais cela remonte déjà aux années 70, avec les systèmes de composition liés à la mini-informatique, avant la micro.
On a pensé, et on pense encore, si j’en crois mes quelques entretiens avec des éditeurs intéressés par le single source, que l’on peut faire des économies en automatisant la publication et en supprimant le coût des humains qui interviennent sur la publication, en particulier quand elle prend plusieurs formats. C’est récurrent, surtout pour les maisons d’une certaine taille : l’économie est la motivation principale pour rêver d’automatisation. C’est pourtant un mauvais rêve et une mauvaise motivation.
D’abord, rappelons que depuis près de 600 ans, les typos ont été les rois et reines pour dissimuler du travail invisible dans la page. Cette dernière regorge de petites subtilités totalement indiscernables aux yeux des lecteurs, et pourtant quasi-indispensables. Se passer de ces subtilités serait très dommage. On pourra sans doute un jour les automatiser, mais il faudra mettre des algorithmes vraiment complexes et probablement pas mal d’intelligence artificielle dans la boucle.
Pour le moment, les éditeurs s’en sont sortis en faisant faire le travail par de petites mains peut-être moins qualifiées et sans doute moins rémunérées. Le gain d’automatisation est reporté sur le gain de main d’œuvre, plus simple et plus rapide. Cette mécanisation humaine, telle que proposée par Mechanical Turkd’Amazon est le seul investissement en R&D que bien des maisons d’édition ont faites, celui de fragmenter et compresser les coûts de sous-traitance, perdant tout de même largement en qualité.
Là où les choses se compliquent, c’est que des formats spécifiques de publication peuvent proposer des vues différentes sur leur contenu en fonction du support, voire des contenus réellements différents : par exemple, le support numérique permet des hyperliens, de la recherche plein texte, mais aussi des cartes et images zoomables, des compléments, des vidéos, voire des exercices interactifs avec corrigés. Un document est constitué de documents, c’est un jeu de poupées russes (Le document à la lumière du numérique de Roger T. Pédauque ), un composite qui peut changer fondamentalement selon les médias, car ses composants peuvent différer. On voit bien que parler de forme est ici une illusion. Sortie (output) n’est pas mieux. Média semble le moins réducteur, avec la manifestation de FRBR (décrit plus haut), qui sonne un brin mystique.
Même si on est séduit par les possibilités d’« augmenter » le livre numériquement (je n’aime pas tellement ce vocabulaire), le livre imprimé n’est pas le moins disant avec sa spécificité ancestrale mais interactive : les folios qui permettent la table des matières, un index paginé, ou encore des onglets, je ne parle pas des niveaux de lecture permis au sein même d’une page, entre le texte principal, des encadrés, les notes de bas de page ou gloses marginales, figures et tableaux, etc… En fait il y a beaucoup de choses dans le livre imprimé : feuilletage en survol, lecture approfondie, lecture en parallèle (livres ouverts et empilés sur la table), consultation déconnectée, possibilité de l’offrir ou de le prêter (essayez de le faire avec un livre numérique acheté sur une plateforme avec DRM…), possibilité de le dédicacer, de l’annoter, de le corner… Bref. Tout ça pour rappeler que l’idée de source unique ne doit pas aplatir la publication en la rendant « homothétique » (à quoi donc ?) et oublier de donner à chaque forme ce qu’elle peut transmettre le mieux… La source unique ne saurait être un plus petit dénominateur commun entre toutes ces formes.
Permettre à chaque manifestation d’offrir ce qu’elle a de meilleur a des implications importantes sur l’expression, et peut même venir entamer assez sérieusement l’idée de source unique. Par exemple si le designer de livre a besoin de modifier l’emplacement d’une figure pour qu’elle soit correctement positionnée dans l’espace circonscrit de la double page. Ou bien si l’exercice de maths doit comporter une solution qui est accessible localement après une interaction (et son score), mais à la toute fin de l’ouvrage imprimé, voire dans un cahier séparé ou le « livre du professeur ». Il y aurait de nombreux autres exemples, mais ces deux suffisent pour montrer les tiraillements que peut subir l’idée d’expression du fait des possibilités ou exigences des différentes manifestations.
Il est difficile de concevoir une forme comme une simple sortie, un simple rendu. Ce sont les lois mêmes de la composition qui rendent cela difficile. Dans une logique single source, l’expression devrait donc être grosse de toutes les potentialités de toutes ses manifestations. D’une conscience des contextes et des contrats de lecture proposés par chaque support, et de leur contrôle dans le moindre détail. Ce n’est pas totalement impossible dans certains cas, mais ça commence à devenir vraiment riche, technique et complexe. Un vrai casse-tête en fait. Dans ces conditions, cela la rend aussi assez difficile à « lire » comme un texte à tiroir plein d’alternatives, de balises… de code additionnel. Quoi qu’on fasse et même si on souhaite rester très sémantique et proche de sa structure intrinsèque.
Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités faisait dire à son héros le scénariste Stan Lee. Dans cette perspective, le code source unique peut finir par pouvoir modifier trop de choses simultanément et tout azimuth. Il est possible qu’à un moment donné, la complexité de l’enchevêtrement de contraintes liées aux besoins des différents supports, tant en termes de forme que de contenus, soit exponentielle, et qu’il soit nécessaire de recloisonner par médias. Peut-être faudra-t-il plutôt de définir des temps propices à chaque transformation (ce que j’appelle des « cuisines »).
Cela fait dire à certains que la notion même de source unique est une chimère, voire un zombie qui ferait bien d’arrêter d’essayer de ressortir de sa tombe (The Myth of Single Source authoring de Michael Hiatt). Ce sont peut-être l’illusion d’économie ou d’unicité cohérente de la source qu’il faut critiquer ou rejeter. Pour autant il ne faut peut-être pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Travailler sur le flux d’une publication de sa source unique, multiple, collaborative, depuis sa rédaction, son annotation, jusqu’à sa manifestation sur un média imprimé ou en ligne, en combinant des structures, des transformations et des feuilles de styles adaptées, le tout dans des formats simples, pérennes et libres reste extrêmement motivant, émancipateur et promet de nouveaux enrichissements pour les publications. Il ne faut donc pas se laisser décourager par des obstacles posés ça et là par des décennies d’usage de systèmes privateurs.
De mon côté, je travaille à la collaboration entre auteurs, éditeurs et designers, à travers une source à double face (qui est du coup un peu moins unique). Une forme simplifiée et allégée, lisible, pour travailler l’écriture, et une forme développée, avec des éléments de repérage pour procéder à des réglages de design a posteriori, pour chaque support. Nous avons testé Markdown (langage conçu pour l’écriture de blog par Aaron Swartz et John Gruber en 2004) et Asciidoc (langage plus expressif destiné à la documentation créé par Stuart Rackham en 2002 et qui est en cours de standardisation) comme deux moyens d’avoir un format d’écriture assorti d’un format dérivé HTML. Il existe aussi le format XML TEI adopté par Métopes (et généré depuis un stylage dans Word) qui est très intéressant notamment pour les publications scientifiques et sources anciennes. Pas d’incompatibilité d’ailleurs, une bonne structure est convertible et doit pouvoir passer d’un format à un autre (document Word structuré par des feuilles de style vers Markdown par exemple).
La collection interventions, qui a inauguré chez C&F éditons l’usage du HTML pour l’impression, est née de l’idée d’une coopération étroite entre de multiples auteurs, traducteurs, avec un designer et un éditeur dans la boucle, pour produire avec des outils simples, comme un éditeur de texte et le Web, un vrai livre. Dans l’idée de coller à l’événement, de publier des manifestes par exemple. Le projet a pris une forme légèrement différente, mais l’esprit est resté, avec beaucoup de bonne volonté.
Un nouveau projet, plus exigeant en termes d’illustrations et de photogravure qu’un simple livre de texte, nous a amenés à prendre en considération la difficulté technique que pose l’utilisation d’un navigateur Web pour créer une forme imprimée en quadrichromie calibrée. Mais nous y sommes parvenus, à condition d’introduire une dose de logiciel propriétaire en sortie de PDF, afin que l’imprimeur retrouve ses petits.
Un des vrais défis que nous côtoyons, ce sont les CSS pour médias paginés, dont j’ai parlé ailleurs. Une communauté s’efforce de faire fonctionner une spécification ancienne du W3C qui n’a pas été implémentée par les navigateurs. Elle le fait notamment à l’aide de JavaScript, autour de logiciels palliant les faiblesses des navigateurs (polyfills) comme PagedJS, produit par la fondation Coko, développé et animé par Fred Chasen, Julien Taquet et Julie Blanc. Il existe d’autres communautés très actives (le collectif OSP, comme exemple fondateur, et PrePostPrint qui promeut la création libre et répertorie des initiatives). Nous arrivons aujourd’hui seulement dans ce domaine à un niveau encourageant et à des publications assez satisfaisantes. Nous y contribuons quand nous arrivons à quelque chose qui tient la route. Julie Blanc a consacré une thèse à de telles pratiques de design (Composer avec les technologies du web. Genèses instrumentales collectives pour le développement d’une communauté de pratique de designers graphiques), son travail souligne à quel point l’utilisation de CSS met le doigt sur des concepts fondamentaux de l’idée même de composition. L’enjeu est important car il s’agit pour une large part du travail invisible du compositeur évoqué auparavant (voir aussiSi Jan Tschichold avait connu les feuilles de style en cascade : plaidoyer pour une mise en page comme programme*).
Robert Fludd, Utriusque Cosmi majoris scilicet et minoris metaphysica, physica atque technica Historia (Histoire métaphysique, physique et technique des deux cosmos), 1617-1618.
Optimisme, esprit de chapelle, désir de pureté
Si j’ai consacré du temps à souligner les biais des éditeurs dans leur approche du single source publishing, on pourrait aussi prendre un moment pour parler des travers auxquels peuvent céder ceux-là même qui les conçoivent. On peut évoquer plusieurs risques.
Premier risque : penser que ça va être facile à faire, que c’est fini, quasi-fini, ou qu’on y est presque. Non. C’est très compliqué de composer des pages, très, très compliqué. Le « simple » texte de lecture, avec césures et justification, a fait l’objet d’un magnifique papier de Donald Knuth et Michael Plass en 1981 pour le moment inégalé (Breaking paragraphs into lines). Ajoutons la mise en place des éléments dans l’espace de la double page (texte, images, légendes, encadrés, notes…), et l’extension à d’autres médias dotés d’autres comportements et nous voilà devant un écheveau de problèmes assez entortillé. Tout cela prend du temps et met en jeu différents niveaux : il faut construire une source qui avant même d’être unique, soit cohérente, mais il faut encore savoir la traiter, la transformer et la mettre en place dans tous ces médias, au mieux, j’insiste, et non au moins disant. Et puis, comme les figures qui accompagnent cet article le montrent : Est-ce qu’un texte est vraiment fini un jour ? Sans doute pas du vivant de son auteur ou autrice.
Deuxième risque, celui de la chapelle : quand on a passé beaucoup de temps et consacré beaucoup d’énergie à concevoir un système, à le perfectionner, ou tout simplement à l’utiliser, on l’investit parfois un peu trop. On peut le surestimer et ne pas vouloir admettre ses défauts ou ses limites. On peut aussi ne pas vouloir changer quoi que ce soit et s’accrocher à des solutions qui ne sont pas forcément les meilleures, objectivement. Trop d’enjeux, trop d’attachement. On peut devenir intolérant ou méprisant de ce fait. C’est assez fréquent en informatique, où les utilisateurs de tel ou tel logiciel se mènent des guerres de religion (vi vs. Emacs, LaTeX vs. Word, XML vs. HTML, etc.)
Troisième risque, la fascination du système. Un peu comme en philosophie ou ailleurs, l’idée du système parfait forme une bulle qui isole de la réalité. Syndrome de la monade. On veut clore la boucle, on s’isole dans l’idée de perfection et on perd le contact avec les utilisateurs et la finalité réelle. On impose du même coup des manières de faire et une forme finale. Le système contrôle l’utilisateur et non l’inverse.
La vie d’une publication
On dit que Flaubert venait jusque dans l’atelier de composition de l’imprimeur pour apporter des corrections et des changements sur la galée. Et tous les auteurs le font volontiers dès qu’ils ont l’occasion de voir passer des épreuves. Je le fais moi-même en ce moment précis. La réalité de la publication, s’incarne toujours avec sa manifestation (et voilà comment bien des coquilles apparaissent). La relecture d’épreuves et le report de corrections doivent pouvoir se faire jusqu’à la dernière minute. Et quand on est dans une logique de single source, cela implique une recréation complète de la manifestation finale (et même de toutes les manifestations), car c’est dans la source unique de vérité que les corrections doivent se reporter.
Le sentiment de linéarité induit par les modèles, qui pousse à penser que tout se passe dans l’ordre (on fait ci, puis on fait ça…), est lui aussi une illusion. Sans même parler des petites corrections, il nous est arrivé d’ajouter du contenu à un ouvrage à la toute fin du processus de publication (un paragraphe, une image, une carte…), ou de le remanier plus largement, tout simplement parce que nous n’avions pas eu l’idée de le faire avant ce terme. Et pourquoi s’en priver ?
Les boucles de collaboration et de rétroaction (auteur-éditeur, éditeur-designer, éditeur-correcteur) devraient pouvoir fonctionner à plein et en souplesse tout au long de la chaîne, même si nous ne sommes pas tous Flaubert. C’est encore un défi. Il y en a d’autres : la photogravure n’est pas des moindres, elle dont les spécifications et les machines sont loin d’être libres et donc appropriables. Il suffirait de mentionner un célèbre nuancier / formulaire de couleurs propriétaire qui fait encore référence dans l’industrie.
Les fleuves du paradis, dans Voyages (Livre des merveilles) Jean de Mandeville, auteur ; Maître de Boucicaut, enlumineur, Paris, vers 1410-1412.
C’est compliqué ?
C’est complexe. S’il ne faut pas croire que tout est simple, économique, ni même ordonné et méthodique, comme j’ai essayé de le démontrer, il ne faut pas non plus penser que réfléchir à la source, ou « au (code) source », et à ses transformations, est inabordable. Quelques pas sur ce chemin ne sont pas perdus, et il est toujours bénéfique de rationaliser un peu la construction et le traitement des documents, en tout cas de ne pas laisser d’autres le faire à notre place, avec d’autres motivations et objectifs. Il est temps que les compositeurs, graphistes, webdesigners, se mettent à regarder un peu la source, le source. Les formats ouverts, avec une approche simple, ne pourront que les aider.
Depuis des décennies, les auteurs scientifiques utilisent LaTeX pour composer, et en sont assez satisfaits. LaTeX permet de multiples conversions et de multiples sorties. On peut l’apprendre relativement facilement. Mais ce format incite fortement à utiliser des modèles préétablis et ne s’articule pas facilement à l’idée éditoriale de proposer des modèles originaux pour chaque collection, chaque publication. En tout cas avec moins de souplesse que HTML + CSS, qui semble aujourd’hui un meilleur outil, pour construire une source sémantique et pour un affichage Web (pour l’imprimé, comme je le disais, c’est en cours).
En tout cas, il ne faut pas penser non plus que le code est difficile, au point d’être hors de portée, ou que c’est pour les autres. Commencer par le b.a.-ba, c’est le début d’une alphabétisation et donc de l’acquisition d’un moyen d’expression formidable. L’écriture. Et quand il s’agit de texte, le code source d’une structure en HTML, par exemple, reste très sommaire et compréhensible en comparaison avec celui d’une application fonctionnelle. Par ailleurs, on est jamais seul : il s’agit le plus souvent d’utiliser des modules, dans un format et avec des licences ouvertes, chacun·e peut bénéficier devant une question de l’aide ou de réponses qui fonctionnent. Chacun·e peut à son tour contribuer, car nous sommes tous différents avec nos spécialités, nos centres d’intérêt, nos petites (ou grandes) obsessions.
De toute manière le code documentaire n’est pas un obscur langage de machine destiné à quelques spécialistes, c’est une forme d’écriture, pleine et entière, avec sa clarté ou son obscurité, et le style qui marque le passage de celui ou celle qui l’écrit. C’est aussi un moyen très direct, sans médiation graphique (fenêtre à boutons la plupart du temps) qui rapprocherait l’utilisateur-auteur-compositeur de son intention, lui permettant de la formuler très directement, de trouver les critères déterminants, les valeurs exactes. Facile à reproduire, à modifier.
Écrire par exemple le processus de publication (par exemple en HTML + CSS + JS, qui sont les plus abordables) serait enfin l’occasion de sortir de la routine de la PAO qui n’évolue plus depuis les années 1990 et contribue à prolétariser le travail de composition (clique ici, clique là, et met des noms de logiciel dans ton CV). Il faut mentionner ici le travail de recherche d’Antoine Fauchié, qui explore les processus éditoriaux numériques dans le cadre d’une thèse désormais publiée (Fabriquer des éditions Éditer des fabriques. Reconfiguration des processus techniques éditoriaux et nouveaux modèles épistémologiques). On aurait donc un mouvement de reprise de contrôle, un mouvement de capacitation qui oblige certes à fourbir ses outils (puisque personne ne l’a fait complètement) plutôt qu’à acheter une boîte prête à l’emploi. Mais qui libère du même coup. Comparons simplement le fait de préparer un bon petit plat en revenant du marché à celui d’ouvrir un plat cuisiné industriel. Certes un peu de savoir faire à conquérir mais qui ne préfèrerait pas se nourrir ainsi ?
Plutôt que le single source, l’idée directrice serait de sauvegarder ce qui reste de la chaîne graphique, de permettre à chaque maillon de cette chaîne d’exprimer son savoir faire à travers des formats ouverts et efficaces. Rien n’est simple pour y arriver, mais quand ça marche, c’est riche, expressif, plaisant à utiliser et donc à transmettre, à apprendre. L’alternative est figée et monopolistique, et la pression des commanditaires est forte pour automatiser. Ça sent le roussi pour les humains dans cette histoire (mais ailleurs aussi).
J’ai voulu ici souligner les erreurs, les illusions, et surtout les difficultés liées à la publication dans le contexte multi-supports. Ça peut paraître paradoxal quand on consacre une partie importante de son temps à expérimenter, à tenter de construire des alternatives, ou des morceaux d’alternative, aux logiciels propriétaires. Mais je ne le crois pas, je pense au contraire que c’est nécessaire pour avancer sur la voie de la composition du futur qui va se détacher de la PAO figée dans les années 1980. Mieux comprise, collaborative, ouverte, pérenne, interopérable, malléable et bien plus intéressante, créative et enrichissante pour les professionnels qui s’y plongent, en les sortant des limites et des lenteurs inutilement complexes de ces logiciels. Si cela peut se faire en renouvelant le « parler métier », en évitant les malentendus, les faux débats, ça serait encore mieux.
Baudelaire, bon à tirer (modulo quelques corrections) des Fleurs du mal. Les essentiels BnF.