Le petit livre bleu du designer à l’ère numérique

Dans le petit ouvrage Design et humanités numériques publié chez B42 fin 2017, Anthony Masure propose une vision du design, comme activité et comme projet, dans le champ des humanités numériques. Une vision, car il ne se contente ni de collecter des cas d’étude, ni de définir les termes, mais assemble en sept chapitres des idées personnelles, déjà abordées dans sa thèse (le design des programmes des façons de faire du numérique, que l’on peut par ailleurs trouver en ligne ici) pour mieux cerner et employer, voire pratiquer le design qui en a bien besoin, faisant l’objet de nombreuses approximations et nimbé qu’il se trouve du bullshit industriel et managérial ambiant.

Le projet critique d’Anthony Masure, loin comme il le dit lui-même du panorama, lui permet de proposer une définition personnelle et complète de chacun des termes de son titre. Design, humanité et numérique. Car la question du design numérique va évidemment au final faire bouger celle de l’humanité, et en particulier de la subjectivité.

L’ouvrage commence par une histoire de la discipline humanités numériques et les trois strates qui l’ont progressivement constituée : adoption de la technique au sein des humanités classiques d’abord, appropriation réelle et constitution du design en rhétorique, le stade critique, pourrait-on dire, et enfin, une potentielle déconstruction sociale, politique ou psychologique à la lumière du design numérique qu’Anthony Masure souhaite engager.

« Il est nécessaire d’articuler les préoccupations propres aux « vieilles humanités » (les notions d’ambiguïté, de variation, de subjectivité, etc.) à des modes de pensée propres au numérique (simulation, modularité, automatisation, variabilité, transcodage, etc.) afin d’activer les « possibles » laissés sous silence dans la cacophonie des « innovations » néomédiatiques. »

C’est la bonne nouvelle, contrairement aux messianismes techno-centriques, la critique permet une double contamination : d’un côté le numérique nourrit de nouveaux concepts et de nouveaux potentiels des humanités qui ont traversés les siècles de l’expérience éditoriale, de l’autre, ce sont évidemment des terrains de jeux formidables pour attaquer la pseudo-naïveté technophile et la violence inhérente au libéralisme qui y occupent encore le pouvoir.

C’est évidemment ma lecture et mon interprétation de ces quelques chapitres, sur lesquels je crois rejoindre l’auteur : le design est en effet encore une boîte noire animée d’une recette secrète de fonctionnalisme, d’art, de technique, de savoir-faire que les managers de l’ère numérique ont décidé de faire céder, sous prétexte de besoin de scientificité, de prédictibilité et de contrôle des comportements de ces utilisateurs qu’ils prétendent chérir. Les méthodes de management de projet, l’émergence de L’UX, le « design thinking », sont autant de manières de tenter l’intrusion qui mettra le design sous contrôle. Il résiste encore, tout comme il résiste comme objet de pensée.

J’avais longuement travaillé sur les modèles, la théorie des systèmes, la cybernétique et leur impact sur les sciences humaines (dans les années 90), puis abandonné ce projet, et ça me fait plaisir de voir Anthony Masure souligner au passage ces aspects, ainsi que l’injonction à la créativité qui accompagne dans la réalité la précarisation et la prolétarisation des acteurs du design. Ce qui est bien dans cet ouvrage, c’est qu’il propose une alternative. Alors on peut la critiquer, la trouver incomplète, mais il a le mérite de proposer des pistes solides sur lesquelles construire.

La première est d’abandonner l’injonction au centrage du design sur l’utilisateur, qui est une illusion. La deuxième serait de renoncer au programme prévisionnel qu’elle induit, ainsi du coup qu’au contrôle de son comportement qu’elle véhicule. Il se base sur une longue analyse du travail mené chez Xerox dans les années 60 et 70 et met en avant les multiples poles qui sous-tendent le design, en alternative à la notion de centre. Si le design est un processus dialectique et même plus complexe encore, réticulaire, le réduire à un centre et à une méthode ne peut qu’être aliénant.

Après un retour sur la notion d’appareil, une alternative au dispositif, à la machine et au pré-programme, qu’il avait élaboré dans son travail de thèse, Anthony Masure démontre que le travail du programme peut l’éloigner de l’algorithme en l’ancrant dans le temps, dans le monde physique et dans le dialogue imprévisible avec l’utilisateur avec les paramètres de l’appareil. Au bout du compte, l’utilisateur, le sujet, peut bénéficier du jeu avec cet appareil, dès lors que celui-ci le permet. La balle est donc renvoyée par le critique au designer praticien en lui proposant des pistes dans cette direction. À lui (à nous) de jouer.

« Alors que les ordinateurs se sont historiquement inventés dans le prolongement de modèles cognitifs comportementaux, il nous faut œuvrer à en faire des « appareils », c’est à dire des machines ouvertes à de multiples formes de lecture, d’écriture, et d’expériences esthétiques. […] À rebours de l’injonction contemporaine à mettre du signifiant partout, faisons en sorte que nos « consciences appareillées » puissent dérouter les attendus productifs des environnements numériques. »

Ce petit livre bleu, écrit peut-être dans une langue encore un peu universitaire pour tous les designers (mais qui le sait, après-tout ? c’est peut-être une prévention injustifiée de ma part, et il s’adresse aussi aux « humanistes numériques ») est nourri d’arguments, d’exemples et de citations. Il constitue une mise en perspective utile et nécessaire au moment ou nous designons le plus tranquillement du monde, sous le contrôle des start-ups californiennes et de leurs investisseurs, ou dans la caricature de leur vocabulaire que nous avons forgé au niveau institutionnel et entrepreneurial de ce côté-ci de l’Atlantique, un réseau de plateformes, de systèmes de surveillance et de contrôle centralisés dans le cloud, d’intelligences artificielles ou de robots qui ont déjà pris, d’une certaine manière, le pouvoir sur l’humanité.

À noter : le livre propose quelques compléments en ligne autours d’études de cas de logiciels mais surtout en soulignant certaines fonctions (repérer, quantifier, représenter…) qui constituent des pistes intéressantes pour le travail du designer. À noter aussi, à partir du mois d’octobre 2018, le livre sera téléchargeable sous licence CC BY-NC-SA sur le site d’Anthony Masure. Un prochain titre à paraître de la collection sera Éditions off-line de Gilles Rouffineau, sur les CD-ROM d’auteur des années 1990.