La typote, le marchand & le lexicographe

Alain Rey, mort le 28 octobre 2020 à Paris. Ce texte est un hommage, publié dans l’ouvrage Salut Alain !, édité par Maya Lavault pour les éditions Le Robert (parution en octobre 2021). Il a été corrigé par Danièle Morvan à qui je le dédicace évidemment, et pleinement.

Il a fallu ressortir du matériel d’époque pour capturer un ancien entretien stocké sur cassette mini DV…

Le-vingt-et-unième siècle était bien entamé quand le lexicographe tira sa révérence. La nouvelle inattendue arrêta le flot de la radio dans beaucoup d’oreilles, car il comptait, il avait progressivement donné une voix et une figure aux épais ouvrages que chacun imagine complets comme ils semblent gros, éternels comme ils semblent désincarnés. Les dictionnaires. Personne n’envisageait la finesse des édifices ni la fragilité de leur auteur. Il faut dire que les médias savent bien maquiller la modestie ou le temps de travail.

Le jour de ses funérailles, il faisait doux au soleil et franchement frais à l’ombre, comme souvent en automne. Les arbres se découpaient haut, en ombrelles clairsemées au-dessus des allées du cimetière.

Devant le bâtiment de pierre claire, ils seraient deux, une femme et un homme, en avance probablement, regardant leurs pieds, pas bien sûrs d’être au bon endroit au bon moment, mais n’ayant pas fait les quelques pas qui les séparent l’un de l’autre, pour vérifier les choses.

La typote aurait le regard lointain comme ses pensées. Elle aurait été surprise par l’annonce, comme tout le monde. Le bâtisseur de monuments s’imprègne de permanence – mais qui a donc décidé que les dictionnaires étaient des monuments, et quand ? Ces objets pourtant dits usuels, son ami lexicographe lui affirmait bien qu’on ne les use pas assez, les jours où il débarquait chez elle avec de gros sacs, désherbant sans ménagement l’étagère à dictionnaires au-dessus du bureau, pour y placer son travail de l’année, avec un sourire de soulagement. En tout cas on ne les use certainement pas en les lisant complètement, on les conserve bien trop longtemps, car ils ne se bonifient pas forcément avec l’âge, et puis ce ne sont pas des talismans.

À cet instant, elle se rappellerait son père typographe, ce qu’il lui avait appris, dans l’atelier enfumé par les gauloises : que depuis longtemps, les humains vivent le nez en l’air dans des nuages d’idées, qu’ils ne pensent, vivent, respirent que dans les mots et les chiffres. Du registre d’état civil au registre d’état civil, b.a.-ba, apprentissage de la lecture, bail ou acte de propriété, pointage de leur temps en échange de la monnaie, imprimée, auprès de personnes morales inscrites au registre du commerce, leur réel de chair et de sang se soumettant au signifié. C’était devenu son travail, à elle aussi : agencer les formes invisibles, puisque tellement lisibles, de la typographie.

Personne ne le voyait, ce travail, c’était un peu comme la couture des doublures, qu’on ne perçoit que quand elles gênent. Et elle savait fort bien ne pas gêner. Arranger les mots sur la page, organiser, composer en toute discrétion. Elle servait aussi fidèlement que possible, sans ajouter de bruit, auteurs, éditeurs, institutions. Au début, elle avait eu du mal dans le monde viril des typographes, qui lui avaient accordé son féminin avec condescendance. Puis l’informatique l’avait aidée, autant à travailler seule, qu’à exister. Elle aimait son travail de composition, et par-dessus tout le fait de préparer, de ménager la circulation du regard à venir des lecteurs. Glisser par anticipation du plaisir pour eux, là où ils n’avaient pas de raison spéciale d’en éprouver.

La typote, éprise de correction, admirait depuis toujours le travail du lexicographe, qu’elle prenait au pied de la lettre. Elle vivait un dictionnaire ouvert sur la table, et y avait même travaillé une fois. Le lexicographe lui en avait rendu une certaine estime, lui qui s’était usé les yeux dans les volumes de ses prédécesseurs avait bien remarqué que certains semblaient plus corrosifs à l’usage, d’autres plus doux. Un jour, il l’avait appelée afin de lui demander si elle pouvait essayer de loger, dans un de ses dictionnaires en projet, autant de mots que possible, sans ruiner son éditeur en achat de papier, et sans ruiner la vue des lecteurs. Elle avait fait des miracles, juste pour lui montrer de quel bois elle pouvait se chauffer. Et lui, il avait ouvert les portes de sa fabrique, présenté sa complice, son épouse : ensemble ils lui avaient dévoilé, un peu, comment on travaille, la pêche aux mots, dans la presse ou une bibliothèque emplie de raretés, la nomenclature, la perception des changements, des glissements. Lire, écouter, parler, comprendre, écrire, refaire le monde, et recommencer, patiemment, l’articulation d’un véritable texte, que l’on « consultera » sans le lire. Modestement, comme ceux qui ne se rendent pas compte que c’est un Himalaya qu’ils ont gravi hier, et recommencent demain. Une amitié était née dans les signes et le papier. Tous deux lui parlaient comme si elle comprenait, mais elle savait que sa connaissance de typote était infiniment moins vaste. Dans le même bac à sable, mais chacun son jeu.

Tout ça, c’était avant les omni-écrans, les tactiles, quand les usuels imprimés avaient encore un usage. Elle n’imaginait pas encore comment les choses allaient se faire sans lui, sans ses lumières. Comment le langage fonctionnerait encore. Elle n’allait probablement pas se retrouver au chômage, il y aurait du travail. Mais quelque chose changeait, elle le sentait. Les dictionnaires avaient besoin d’auteur, de hauteur. Ce n’étaient pas de simples registres, ni des bases de données. Comme la typographie le lui avait appris, il leur fallait l’humanisme, l’humanité. Elle n’avait jamais pensé la fin du dictionnaire possible, et pourtant la couverture du volume, aussi épais soit-il, se serait bel et bien refermée, la laissant comme orpheline.

Elle lèverait alors les yeux, accommodant enfin sur ce qui l’entoure. Un costume approcherait en lui tendant la manche. Elle reconnaîtrait, sans que ce soit instantané, le marchand. Ce marchand qui lui avait proposé du travail au changement de siècle, elle n’avait pas bien compris son affaire. Pourtant, il avait essayé de lui expliquer comment il allait faire sa fortune d’une idée neuve et implacable. Un monde nouveau de purs signes recouvrait parfaitement le monde réel et l’ancien monde de papier. Il était numérique, évanescent et connecté. Des naïfs l’avaient nommé « virtuel » ; pour le marchand ce monde n’était pas plus virtuel que le monde des idées cher aux philosophes, ou celui des transactions accélérées de la finance. Il était juste en construction. Et ce chantier était le moment de faire des affaires. Son idée était simple : puisque tous les documents du monde devenaient accessibles et se reliaient, il allait parcourir et indexer cette infinie bibliothèque. La science, la littérature, le commerce, la loi, la religion, la cuisine, tout. Ensuite, il ouvrirait la boutique du moteur de recherche, et il prévoyait de toucher des loyers sur chaque entrée de son index, mettant même les mots de la langue aux enchères, s’il vous plaît. Offre et demande, sable vendu aux Bédouins.

Ce que les gens espéraient désormais en enchérissant, c’était juste de pouvoir exister, d’avoir une petite place dans le nouveau monde. Apparaître en tête des résultats de l’index, sur une recherche, faisait la différence entre le néant et le quelque chose. Sauf que, comme tout le monde au début, la typote n’y avait pas cru, à ce projet. Pas bien compris ce qu’il racontait. Et puis ça ne lui plaisait pas tellement, cette idée que n’importe quel marchand puisse prendre les entrées du dictionnaire et en faire le gisement infini de sa richesse personnelle. Pour elle, le dictionnaire était un peu l’atlas de notre espace naturel. Un bien commun. Le marchand annexait le précieux bouquin, et le territoire infini de la langue qui va avec, comme ça, sans demander à personne, sans même le lire. Elle n’avait pas donné suite à sa proposition de le rejoindre. Elle préférait les livres, le silence, la lenteur de la lecture et la finitude des volumes.

Le marchand, en s’avançant, remettrait très bien la typote, il n’aurait pas oublié le temps de leur rencontre, car c’était aussi celui de ses débuts difficiles. Le bricolage, les premières listes de mots, glanées en ligne, les jours d’essais et d’échecs, les humiliations par les banquiers, les investisseurs. C’est alors qu’il l’avait reçue, car il voulait dès le début faire bien les choses, présenter mieux que les autres ces écrans si moches alors. Il voulait un écrin digne, fonctionnel, élégant pour son trésor. Il avait la prescience de ce qu’allait devenir son idée, sa firme. Il avait vu juste. Comme les mots aussi ont la vie brève, il s’intéressait toujours aux listes de « mots de l’année » ânonnées par les médias, c’était même son seul contact avec les dictionnaires, comme un bilan comptable. Pertes et profits. Alors, était-ce un bien, un mal (pour ses affaires), cette disparition ? Il n’aurait pas tranché cette question, et c’est peut-être pour cela qu’il serait venu. Pour ressentir, pour capter, pour avoir une nouvelle vision. Il pensait que lui, comme le monsieur du dictionnaire, suivait l’usage, la vie, et que si la vie changeait, que l’usage changeait, leurs deux produits changeraient aussi, le dictionnaire et le moteur de recherche. Les deux n’étaient que la trace de ce qui se pensait, s’écrivait et se disait, s’achetait, se regardait, ou s’écoutait.

Sauf que le lexicographe s’était efforcé de tout comprendre. Alors que lui n’avait pas besoin de comprendre quoi que ce soit. Le lexicographe devait tout refaire sans cesse, car produire une définition demandait de la souplesse, une personnalité capable de s’affirmer ou de s’effacer, de naviguer entre subjectif et objectif, de compenser le temps qui passe, et rien n’y était jamais complètement acquis. Alors que lui, il se contentait de regarder la machine rafraîchir le classement, et d’encaisser. Et tant qu’il y aurait des usages, enrichis ou appauvris, sa boutique tournerait. À tous les coups il gagnait. Il se sentait gaillard, boosté par  les notifications en hausse du cours de sa société en bourse, vibrant dans sa poche.

Derrière le marchand souriant, la typote verrait enfin du mouvement. Un groupe d’enfants avec une adulte s’approcherait. Une chorale, une classe ? Une étudiante et un étudiant  se tiendraient la main. D’autres encore : ceux-là, des bibliothécaires ? Il y aurait aussi une troupe de comédiens, et trois migrants  apprenant le français. Suivraient des amateurs d’art et de belles choses, des amies, des amis, qui entoureraient son épouse, sa complice. On reconnaîtrait des silhouettes : artistes célébrités de la télé, de la culture, des célébrités sans visage de la radio aussi, un peu. Un chef sorti de sa cuisine, une factrice, un taulard, de vieilles joueuses de mots fléchés croyant que c’est pour le Larousse. Un dessinateur de bandes dessinées, des correctrices, plein. De vieux mandarins égarés loin de leur fac, un éditeur, venu avec son air gredin et une autrice au bras. Il y aurait un groupe de jeunes en survêtement. Une jeune femme jouerait de l’accordéon plus loin, assise sur un muret. Une foule se masserait, ignorant la typote et le marchand, qui s’effaceraient. Tout le monde serait là, ce serait coloré, calme et bienveillant.

Le monsieur du dictionnaire aidait à comprendre les mots des autres, à construire sa vie parmi eux et les liens qui font se tisser la société. Le monsieur du dictionnaire laissait l’esprit flâner et voguer librement dans ses pages, il y entremêlait les mots et les choses, le banal et l’incongru. Il racontait des histoires incroyables sur des notions courantes. Il était parfois facétieux dans ses exemples et faisait sourire. Mais, doucement grave, il redressait des torsions insupportables, aidait les discussions à sortir de l’ornière. Il ouvrait ses pages à tout le monde, pas pour faire populaire ou jeune, mais simplement parce qu’il prenait les gens au sérieux, et que son travail était pour eux. Il inspirait les poètes, scénaristes et dramaturges, les apprentis philosophes. Il écrivait pour qu’on écrive.

Et il y aurait encore des gens qui viendraient, beaucoup de gens.

Nicolas Taffin – avril 2021
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