Les fourmis et le géant

Avec son titre-programme Déborder Bolloré et une motivation en sous-titre : « Faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre », le livre n’est pas noir mais rouge. Il sort cette semaine (le 6 juin), brut et beau, pas cher du tout, dense en informations, et peuplé de petites fourmis. Ces fourmis, ce sont peut-être les 23 contributeurices et ses 128 éditeurs alliés (alliance que nous avons rejointe avec C&F éditions), maisons dont la liste complète est ici. Une énorme coédition qui rendra peut-être plus difficile son invisibilisation. Imaginez, un livre présenté comme nouveauté par 128 maisons ! Bon, restons raisonnables, ce n’est pas ce qui le placera en tête de gondole à Leclerc. Mais peut-être quelques librairies se diront qu’il se passe quelque chose. Au mieux, ce livre va changer les consciences et les pratiques, au pire ce sera un collector pour les bibliomanes. Car dans tous les cas, il fait date. Pourquoi ?

Le livre en noir

On a longtemps et complaisamment pointé du doigt comme grand méchant loup : Amazon. Je n’aime certes pas Bezos, mais je n’aimais pas non plus cette manière de pointer le bouc émissaire idéal, destructeur désigné du monde du livre, ce qui permettait de continuer son business as usual par derrière, comme si c’était le monde normal du livre. Alors que c’est précisément ce qui a permis d’en arriver là où nous en sommes, avec la politique agressive d’acquisitions de Vincent Bolloré. Car il n’y a pas un seul danger, un seul homme qui risque de faire basculer le monde du livre. C’est toute une situation scabreuse qui est aujourd’hui exploitée par ce grand pirate. Bref, Bolloré est peut-être autant un symptôme qu’une menace. Alors, peste ou choléra ?

Après de longues années de pratique du métier d’éditeur, j’ai souvent pensé et dit qu’il serait salutaire de produire un « Livre noir » qui dévoile les cuisines, pas toujours très propres, de la chaîne du livre, qui montre les abus qui y ont cours (avant Bolloré et sans Bezos donc). Je n’aurai sans doute pas besoin de le faire, il apparaît en grande partie aujourd’hui.

Le monde du livre bénéficie d’une aura qui occulte certaines de ses réalités. On idéalise l’objet qui sent bon, la mignonne librairie, l’impression sur beau papier, la chance des auteurices de vivre l’aventure et le succès. Bref : c’est vraiment n’importe quoi, le plus souvent. La question est : sommes-nous aussi naïfs par ignorance de certaines réalités, sous l’influence de clichés, ou bien est-ce un refoulement plus insidieux et plus pervers de notre part aussi ? Le seul moyen de savoir est de dire sa vérité, et de voir ce que cela va donner.

Il y a quelques années, en 2017, un remarquable rapport du Basic demandé par la fondation Charles-Léopold Mayer, l’a fait, en dépeignant Un livre français : évolutions et impacts de l’édition française. On doit absolument peut le télécharger et le lire à cette adresse. Il dépeint notamment de manière précise et quantifiée l’impact environnemental de cette industrie qui est en surproduction chronique et accélérée (un tiers des livres sont produits pour aller en camion sur une table de libraire, revenir invendus, et être finalement détruits), l’impact social aussi, sur les intellos précaires, auteurices, illustrateurices, sous l’impulsion d’une concentration violente et des dividendes à sortir. Il y a aussi le mal-être des libraires, employés sous le joug d’un management paternaliste, ou pressurés par les distributeurs et noyés sous les vagues de livres placés d’office. Il y a aussi la disparition des « vrais » éditeurs, engagés, exigeants telle que la décrit André Schiffrin dans ses essais, plus que jamais sensible aujourd’hui, où ces éditeurices doivent lutter pour exister, en librairie, dans les médias, où l’on leur supprime le tarif postal préférenciel qui leur permettait de survivre quand poster un livre coûte presque aussi cher que le livre lui même, et où même les instances professionnelles défendent principalement les plus grands au détriment des petits. Or ce sont les petits par qui tout advient dans ce métier. Les fourmis.

Débordés

« On va dans le mur » Commencent Alexandre Balcaen et Jérôme le Glatin. Vous le savez, n’est-ce pas, que dans votre « librairie » la plupart des livres présentés n’ont pas été choisis par le ou la libraire mais lui ont été imposés ? Qu’il ou elle n’a pas le temps de les présenter qu’il faut déjà les remballer pour faire place aux suivants ? Et oui, oui il y a des exceptions encore, je le sais, c’est toute la question de cet ouvrage.

Bolloré est donc arrivé, faisant presque apparaître Bezos comme un doux libéral, car il fait peur à juste titre. Aujourd’hui, il a mis la main sur le groupe Hachette, premier (et de loin) groupe d’édition, de distribution et de points de vente. Il a même possédé plus que ça un moment, mais on l’a un peu forcé à la « modération ». En deux mots : c ’est un capitaliste violent qui a un CV français et africain éloquent, c’est un idéologue qui met tout en œuvre pour construire un empire médiatique influent, c’est un militant de l’extrême droite catholique revendiqué. Il a failli détenir 75% des manuels scolaires en France, mais a dû se contenter d’une grosse moitié. Parce que l’Europe (pas la France) l’en a empêché. On est rassurés, hein.

Et Bolloré n’est pas seul, il est talonné par d’autres rivaux ou complices, comme Daniel Křetínský, propriétaire d’Editis, et de candidats-califes comme Pierre-Édouard Stérin qui veut monter un réseau de mille points de vente de livres dédiés à la cause. Il ne reste plus qu’à finir d’étrangler les librairies pour y arriver. Faut avouer qu’elles ont un peu tendu le cou.

Déborder

Alors que pouvons nous faire concrètement quand on est si petits, face aux si grands gourmands ? Le livre propose des idées, venues de libraires et éditeurices engagé·es, de militant·es. Une petite vingtaine de contribution y sont organisées en quatre parties :

D’abord un portrait rapide d’une chaîne du livre et de ses (dys)-fonctionnements. Une brève histoire de cette industrie et de sa distribution, où règnent des intermédiaires, et le plus connu d’entre eux : Hachette. avec Bakonet Jackonet (quatre planches de BD), Alexandre Balcaen et Jérôme Leglatin (Le livre cette marchandise), Jean-Yves Mollier (Hachette, un empire vieux de deux siècles), Valentine Robert Gilabert (l’empire Bolloré s’étend à l’édition…), Florent Massot (Bolloré, Arnault, Kretínsky : comment le capitalisme flingue l’édition).

La deuxième partie fait le sinistre portrait du « capitaine d’industrie » et de son action en Afrique. Antoine Pecqueur (Bolloré : le laboratoire africain) et deux entretiens avec

Amzat Boukari-Yabara et Pascale Obolo qui témoignent de la difficulté à faire ententre des voix alternatives africaines sur ce continent comme en France, tant le contrôle de la parole s’y exerce.

Ensuite, ce sont quelques témoignages d’acteurs et d’actrices engagés dans le monde du livre et des minorités. Ce sont des autrices et auteurs, des éditrices et éditeurs, des libraires, exigeants qui nous montrent la difficulté, mais aussi la formidable résistance que ce réseaux fournissent. Les éditions du bout de la ville (Lie de la terre et lieux bâtards), Clara Pacotte (Lesbienne à la page), LABo-Libraires anti Bolloré (Au-delà de Bolloré : ce que Hachette révèle de la condition de salarié·e en librairie), Soazic Courbet (Déborder, depuis une position de libraire engagée), Arnaud Frossard et Julie Wargon (L’odeur de l’encre, l’imprimerie : mirage des techniques, réalité des concentrations).

Pour conclure, une partie élargit la question aux champs de l’éducation et de la politique et ouvre des pistes d’action, parfois étonnantes. Tristan Garcia et Charles Sarraute (Des manuels bien pratiques) Clara Laspalas et Danièle Kergoat (Éditer en féministe), Karine Solène Espineira (Entretien), Thierry Discepolo (Pour un statut d’éditeur indépendant), Les soulèvements de la terre (Trois propositions pour une pratique du démantèlement…).

Ces contributions sont vraiment éclairantes et bien écrites et la lecture de l’ensemble en est à la fois édifiante et fluide. On peut y naviguer individuellement et sauter des passages, mais on gagne vraiment à accompagner tous ces profils et récits, car même lorsqu’ils ou elles abordent la même question, ce n’est pas une répétition, le point de vue et l’éclairage étant différent si complémentaires. S’y dessine clairement ce que promet le sous-titre : le problème n’est pas seulement Bolloré, mais il en a opportunément profité pour constituer une menace de plus.

Réveillons nous

Alors au final, que faire quand on est si petit ? Quelques pistes glanées dans le livre et ailleurs dans mes observations et mon parcours. D’abord, acheter ce livre et le faire circuler.

Lecteurs et lectrices, nous pouvons choisir notre librairie avec soin, nous pouvons lui parler des choses que nous repérons et que nous aimerions y trouver, nous pouvons acheter directement aussi aux micro-éditeurs pour les soutenir, nous pouvons diffuser des catalogues et des flyers (y compris dans les librairies :-). Nous pouvons aussi reprendre le contrôle sur notre attention : je l’ai fait et j’arrive de nouveau à lire, pas mal, après avoir fermé un moment le flux d’actu anxiogène et de distractions streamées. Un livre dans le métro, un livre pour m’endormir, un livre au café. Le smartphone a sa place bien au chaud dans la poche.

Libraires, nous pouvons faire une petite place à la curiosité, prêter attention aux indépendants, résister à la pression des offices malgré les pénalités mafieuses encourues par les réticents, nous pouvons arrêter de dire aux clients demandeurs : « Oh ! mais c’est un petit éditeur, ça ! Ça va être long et compliqué de commander ce livre » quand ce n’est plus vrai du tout.

Auteurices, nous pouvons imposer certaines conditions, notamment avec les licences Creative Commons qui nous gardent des droits de partage. Nous pouvons prendre le risque des petits contre les gros (tous nos auteurs nous disent à quel point ils se sentent bien traités depuis qu’ils sont arrivés chez nous). Nous pouvons imposer une clause de conscience en cas de rachat de la maison d’édition par un groupe dont les valeurs ne nous correspondent pas.

Éditeurices, nous pouvons privilégier les bonnes pratiques : ralentir la cavalerie, essayer d’arrêter ou d’atténuer la surproduction et le jeu des retours, payer les auteurices en temps et en heure avec des relevés justes. Ouvrir nos portes. Avoir des pratiques d’achat d’imprimé équitables et locales et cesser de dire que sinon on ne s’en sort pas.

Décideurs décideuses, il faudrait savoir si on veut avoir un champ de ruines ou un écosystème vivant dans quelques années. La bibliodiversité ça se travaille dans toutes les décisions, aides, achats.

Il y a mille autres choses à faire, ce livre contient des pistes, parfois rigolotes (j’aime bien les propositions de happening venues des militant·es aguerries des soulèvements de la terre).

Pour commencer

Le livre Déborder Bolloré paraît ce début juin. Un coup de chapeau à l’équipe coordinatrice qui a dû se faire bien déborder elle-même par ce projet. Son ISBN est le 978-2-49353-421-7, il coûte 12 euros pour 320 pages inspirantes. La liste détaillée des contributions est ici. les textes passionnants y seront consultables et téléchargeables gratuitement. Mais encore une fois, ne vous privez pas d’un objet au prix très raisonnable : achetez-en plusieurs, offrez-le, et har-ce-lez votre libraire s’il ou elle ne le présente pas 😈 (on le trouve aussi en ligne sur les sites des coéditeurices, comme par exemple chez nous). En fait, si votre libraire ne le présente pas, une fois informé, bien entendu, c’est juste le signe que ce n’est pas une librairie. Bon à savoir, non ?

Pour en savoir plus et être tenu·e au courant (newsletter et site) : https://deborderbollore.fr/.

Et un fun fact pour finir : si vous êtes arrivé·e jusqu’ici, vous apprendrez que le C&F dans C&F éditions, c’est pour cigale et fourmi 🐜. Une parmi 128 donc.

Un commentaire sur “Les fourmis et le géant

  1. @polyloguebot
    OMG! J'ai trouvé le message caché !
    🤭

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