Ada, le livre et ses rameaux

Je répète souvent que, contrairement à ce que croient beaucoup d’éditeurs (et d’informaticiens, han) l’un des objets les plus complexes et raffinés que nous construisons numériquement reste le livre. Il y a encore tant de choses à améliorer dans ce domaine. J’en ai eu une illustration avec les dernières aventures de notre petite amie Ada. Après avoir été le premier livre jeunesse consacré au logiciel libre, et je crois bien le premier livre jeunesse composé en html pour l’imprimé (html2print), j’ai rouvert le dossier et viens de terminer deux éditions bilingues, une en français-allemand (la langue de naissance d’Ada) et l’autre en français-anglais. Ada existe désormais dans de nombreux formats, du webtoon au epub avec description des images pour les non-voyants, ou encore à l’audiolivre, et s’est avérée un vrai terrain d’expérimentation. J’aborde ici les coulisses et reviens sur quelques expériences multilingues.

Résumé de l’épisode précédent

Si vous ne connaissez pas Ada, c’est une jeune fille curieuse, qui découvre comment Zangemann, baron de la tech avec de faux airs de Steve Jobs, contrôle ses produits depuis son ordinateur (en or). Avec ses amis, elle va bricoler des objets informatisés qui échappent aux décisions de Zangemann. Ça va énerver celui-ci, évidemment. Ada & Zangemann, un conte sur les logiciels, le skateboard et la glace à la framboise de Matthias Kirschner (président de la FSFE) et Sandra Brandstätter, illustratrice très talentueuse, est un livre pour les enfants et jeunes ados qui pourrait bien leur transmettre le plaisir de bricoler, un livre sur l’informatique libre, la camaraderie et le rôle des filles pour une technique au service de l’autonomie.

Quelques-uns des formats d’Ada & Zangemann en français… et il y a bien d’autres langues, éditées par d’autres !

Source unique, formats multiples

Nous avons édité l’édition française de ce livre en novembre 2023. Le livre est sous licence Creative Commons by-sa, qui permet le partage sous condition d’attribution à ses auteurices et de conditions identiques, et je crois que nous lui avons fait justice en proposant d’emblée quatre formats, dont trois étaient gratuits ou à prix libre. Au final, nous avons publié :

  • Le livre imprimé, le seul “payant” (n’hésitez pas à vous le procurer, il est beau et c’est quand même l’édition la plus sympa).
  • Le même livre en PDF, agréable qui reproduit cette mise en forme sur une tablette, par exemple.
  • Une version epub, qui s’adapte à tous les écrans de liseuses et est compatible avec la lecture par synthèse vocale, y compris en décrivant minutieusement les images (et c’était “amusant” techniquement de traiter des lettrines – dessinées à la main – dans ce cadre, pour faire que la lecture fonctionne quand même).
  • Un site web statique en version intégrale, lisible sur ordinateur, mais aussi sur mobile, comme un webtoon.
  • Un diaporama muet, pilotable comme un “powerpoint”, qui permet d’accompagner en images une lecture publique.
  • Une vidéo lue par Hervé Le Crosnier, avec la complicité de son petit fils
  • Un audiolivre, même casting de choc.

Et désormais :

  • Deux livres bilingues (FR-DE) ou (FR-EN) en édition imprimée et / ou téléchargeable gratuitement (à prix libre).
  • Un site multilingue qui permet la bascule d’une langue à l’autre à tout moment dans la lecture.

Je crois donc qu’on peut dire qu’on a fait de l’édition multiformats :-). Surtout que tout cela est réalisé à partir d’un fichier source html, ouvert et disponible sur les forges de l’éducation nationale et de la FSFE. Depuis il existe même un film animé qui est projeté un peu partout. Dans le monde, Ada s’exprime en de nombreuses langues nationales ou régionales que l’on peut retrouver fédérées sur ce site. Il est à noter que vous pouvez faire votre propre version de Ada et Zangemann en accédant à tous les fichiers source. Bref, cette histoire nous dépasse de beaucoup. Cela est permis par le choix de formats ouverts, standards et interopérables. Le format texte simple et le html. Et c’est formidable pour un éditeur de faire partie d’un tel mouvement.

Depuis le début, Ada a été pour nous l’occasion d’expérimenter autant que de partager, donc. Cela n’aurait pas été possible sans le soutien de la direction du numérique pour l’éducation promouvant les logiciels et ressources éducatives libres au ministère de l’Éducation nationale. Merci à Alexis Kauffmann, fondateur de Framasoft pour son soutien persévérant au libre en général et à ce projet en particulier. L’ADEAF, association d’enseignants de l’allemand, a aussi soutenu le projet de livre bilingue.

Deux petites vidéos : la lecture en défilant à gauche, le changement de langue à tout moment à droite.

Des précédents

Nous avions déjà expérimenté le multilinguisme. Avec un ouvrage consacré à la question, édité en deux versions (FR et EN) par nous, et dans d’autres langues en ligne : Net.lang : Réussir le cyberespace multilingue Je vous conseille de le télécharger, il est passionnant et gratuit. Il expose entre autres choses la longue lutte pour se doter d’outils linguistiques nécessaires à une juste représentation numérique des langues et écritures du monde. Unicode et le support des écritures ne sont pas tombés tout cuits, l’informatique ayant fait du chemin multilatéral depuis le codage ASCII qui ne permettait d’orthographier quasiment que la langue anglaise – US.

Net.Lang, un ouvrage sur les enjeux politiques, culturels et industriels du multilinguisme dans les espaces numériques. Il est disponible gratuitement en français ou en anglais, d’autres versions existent en ligne, grâce aux licences libres que nous lui avons appliquées.

Et l’un de nos tous premiers livres était carrément intégralement quadrilingue, couverture, dos et quatrième de couve compris. C’est Enjeux de mots / Palabras en juego / Word Matters / Desafios de palavras. Une vraie encyclopédie multiculturelle sur les sociétés de l’information (ici). 650-et-quelques pages, avec un sommaire passionnant et des intervenant·es du monde entier, je veux dire : les deux hémisphères. Il est officiellement épuisé mais on en a retrouvé quelques exemplaires, alors si vous voulez un collector ultime, contactez-nous. Composer pour une lecture en quatre langues était un sacré casse-tête, mais portés par l’esprit de Plantin et de sa bible quadrilingue de la Renaissance, nous n’avions peur de rien.

Enjeux de mots (il est tellement plus beau en vrai qu’en PDF) : 656 pages quadrilingues grand format sur papier ivoire. Une encyclopédie culturelle et sociale du numérique et de la société de l’information réalisées dans des conditions incroyables avec une trentaine d’auteurices des deux hémisphères dans l’urgence avant le SMSI 2005. Collector dont il reste quelques exemplaires.

La Bible polyglotte d’Anvers de Christophe Plantin (1572) qui est au musée de l’imprimerie de Lyon. « Entreprise typographique la plus gigantesque du XVIe siècle », de quoi inspirer, non ?

Le défi spécifique du multilinguisme

Revenons à Ada. Cet après midi, je viens de mettre en ligne le travail fait par Hervé pour passer la version web en multilingue. On croit toujours que c’est simple, comme si on faisait simplement une version dans chaque langue. Sauf que la lecture n’est pas forcément linéaire, elle est aussi transversale, et il faut aussi pouvoir circuler à travers les versions. Ceci en restant en HTML statique. Pour ma part, je m’étais consacré à un autre “défi” : la réalisation d’un livre bilingue illustré en html2print. Pourquoi un “défi” ? Je m’explique.

Déjà, mettre en page un livre jeunesse en html2print, dans une seule langue, demande de positionner précisément images et textes sur chaque page. On l’a fait tout en préservant le flux bien spécifique au html qui permet de couler tout un livre dans une seule grande “page” web. Pour un livre, on est donc un espace symétrique et fermé qu’il faut gérer, page de gauche, page de droite, et on tourne. Parce que c’est comme ça qu’on lit avec les enfants avant de les endormir. Depuis 2018, nous faisons cela avec l’aide de PagedJS, un polyfill ou supplétif qui permet au navigateur web d’interpréter la spécification CSS pour les médias paginés. PagedJS est d’une grande aide permet de faire le pont entre les deux paradigmes, tout en maintenant ce précieux format source html standard, pérenne et interopérable, celui qui rend possible toutes ces versions d’Ada et Zangemann. Nous séparons bien la structure de la présentation au moyens de la méthode des “tweaks” expliquée dans des posts précédents de ce blog, qui nous permettent de revenir sur tout élément particulier par un identifiant qu’on lui assigne, en surcharge des classes générales, en lui appliquant des règles CSS a posteriori si nécessaire, et sans modifier le code source pour autant.

Mais avec le bilinguisme surviennent deux nouveaux problèmes (le deuxième vous étonnera peut-être ;-). Le premier, c’est la volonté de synchroniser deux flux parallèles, un sur chaque page, les deux langues en face-à-face. Pour cela, Yann Trividic, qui a passé une année à travailler avec nous, a développé – avec l’aide de Julien Taquet – un “hook” de PagedJS qui permet de déplacer les pages d’une section HTML et de les intercaler entre les pages d’une autre section (ici), un peu comme quand on bat les cartes. On peut ainsi avoir l’allemand à gauche, par exemple, et le français à droite. Les deux “chapitres” restant pourtant intégralement séparés dans le code source, se retrouvent entrelacés dans le rendu imprimé.

Nous avons dû aller un peu plus loin encore pour satisfaire une demande d’Annaïck Chollois-Richomme, notre traductrice préférée, qui enseigne la langue allemande et a piloté la traduction en français avec ses élèves. Elle souhaitait arriver à une synchronisation des paragraphes eux-mêmes, pour que les élèves puissent facilement trouver, face à face les phrases de l’histoire dans les deux langues. C’est un peu un casse-tête quand on sait que ce qu’on appelle le “taux de foisonnement” d’une traduction en français est de l’ordre de 20% plus long que l’anglais et 30% que l’allemand. Difficile dans ces conditions de synchroniser les deux versions côte à côte sans introduire des déséquilibres disgracieux entre les pages. Mais avec quelques astuces et “tweaks”, on y arrive quand même.

Au final, le multilinguisme pose donc une série de problèmes : sens de l’écriture (RTL ou LTR), orthographe, règles de césure qui peuvent grandement varier, support des caractères de la langue par les différentes fontes, foisonnement, etc. Le navigateur web est heureusement taillé pour affronter ces différences, même au sein d’un même document, mais il faut savoir que ce n’était pas gagné initialement et que nous devons cela à à un militantisme de tous les jours au sein des quelques organismes de régulation du web, pour éviter la prédominance de la langue anglaise, une histoire passionnante que l’ouvrage NET.LANG cité plus haut explique très bien.

En cours de travail : à gauche, l’aperçu des pages dans le navigateur web, avec les images et les sections face-à-face. À droite le code source HTML dans lequel les sections sont bien séparées, l’une après l’autre, d’abord tout l’allemand, puis tout le français, ce qui facilite la création et l’échange avec des tiers de différentes versions. La mise en page est faite avec des règles de style CSS. J’aime vraiment travailler comme ça, même si des problèmes se posent parfois. Nous développons des solutions quotidiennement. J’ai l’impression de retrouver les temps exaltés des débuts de la PAO, avant la prolétarisation par le monopole d’une certaine suite. On se demande comment faire, on choisit ce qui est vraiment important pour nous, et on forge et partage nos outils, nos conseils.

Les illustrations dans l’espace visuel de narration

Le deuxième souci est le fait que le livre est illustré. Cela complique et parfois simplifie le souci précédent. Que faire des images dans une version bilingue ainsi “synchronisée” qui raconte deux fois l’histoire, côte-à-côte ? Nous n’allions quand même pas répéter chaque image à gauche et à droite. Non, il fallait les introduire une seule fois dans l’espace du regard (et de la lecture), et au bon moment de la narration. Mais l’ajout d’une image “désynchronise” encore plus le texte. Comment dans ces conditions retomber sur nos pattes et faire en sorte que les lecteurices ne perdent pas le fil et de l’histoire et de la traduction de chaque paragraphe ?

C’est là que l’ordre du récit rencontre la mise en espace et la linguistique. En avançant pas-à-pas, j’ai rencontré plusieurs moyens d’y arriver : introduire une image différente de chaque côté, mais en tenant compte de l’ordre d’arrivée légèrement décalé de chacune pour quelle tombe à point nommé pour tous les locuteurices des deux langues, puisqu’on lit de gauche à droite et de haut en bas. En tenant compte de la hauteur des images pour compenser les différences de “foisonnement” évoquées plus haut.

En introduisant aussi des images à cheval sur les deux pages (ce qui est également un défi, puisque les deux pages face-à-face sont en réalité très éloignées dans le code source qui sépare lui chaque langue dans une longue section), etc. Quelques moyens très différents qu’il fallait utiliser judicieusement au fil du conte, sans systématisme, sans répétition ennuyeuse. Bref. Un travail “manuel” assez fatiguant : je ne faisais que quelques pages par jour. Laissant parfois le “puzzle” ou le casse-tête de chaque double page reposer jusqu’au lendemain quand je ne trouvais pas de solution immédiatement. Ça s’arrangeait toujours par la suite, la nuit portant conseil.

Si on ne remarque rien, c’est réussi

Ainsi, page après page, les éléments se sont assemblés pour arriver à un résultat dans lequel on ne remarque rien de spécial. Et c’est bien, car c’est le but même de ce travail, faire en sorte que tout paraisse juste à sa place, sans gêner la lecture.

Mais, selon moi, cela montre aussi une fois de plus que des outils numériques ne doivent pas remplacer le jugement humain, l’appréciation artisanale de celle ou celui qui les manipule. Qu’au contraire, c’est un tissage qui s’accomplit dans le travail de mise en page, qui peut être très rapide, mais n’en reste pas moins héritier d’un regard, d’une intention. C’est ainsi que nous travaillons et développons “notre PAO du XXIe siècle”, ouverte, pérenne, dans les marges des automatisateurs, artificialisateurs, ou exploiteurs de main-d‘œuvre à bas-coût. Le luxe à la française, quoi ;-)

Nous avons ainsi publié les éditions imprimées PDF et web de ces versions multilingues des aventures d’Ada, et nous sommes impatients de connaître les retours des enseignant·es et apprenant·es de l’anglais, de l’allemand ou du français qui découvriront les aventures d’Ada & Zangemann. J’avais envie de partager cette expérience avec vous.

Mise à jour ! Le livre est arrivé et il est très bien imprimé. Agréable de voir Ada en format roman (ou plutôt novella) les collégien·nes et lycéen·nes pourront travailler leurs langues vivante : la reliure cousue permet de poser le livre et le rendra durable.