Les pieds dans la marge

une brève introduction aux Rencontres de Lure 2011, postée à chaud image (photocollage emprunté à Adeline Goyet) Les Rencontres de Lure connaissent cette année une affluence très forte avec environ 130 participants inscrits à la semaine. Chose que je n’ai pas vuedepuis que je les connais (13 ans cette année), et qui ne s’est probablement pas produite depuis une vingtaine d’années sinon plus.

Si nous sommes si nombreux, c’est sans doute parce que le thème de travail que notre équipe de programmation s’est donnée cette année, « à la marge » résonne en tous, et probablement de différentes manières. Cela n’a rien d’étonnant dans le contexte et l’environnement présent les métiers graphiques étant particulièrement en prise avec la réalité économique, sociale et surtout sémantique de leur temps qui redéfinit sans cesse les frontières et les marges.

Les pieds dans la marge

On pourrait croire que le mot qui compte ici c’est la « marge »… Espace blanc situé à l’extérieur du texte écrit, qui est en fait la limite protectrice et infranchissable, Sanctuaire silencieux qui sépare le monde des idées qui peuple la page et le monde réel qui environne ma lecture, une limite que Proust a tant aimé décrire et traverser sans cesse, relatant le dialogue imaginaire entre ses lectures et les lieux, les moments, les personnes, les paroles qui l’environnaient. Plaisir de la mémoire.

Cette marge c’est le lieu vierge que je peux activer, occuper, en y griffonnant mes gloses, idées, mes rêveries aussi cela devient le lieu de l’entrée, de l’input. C’est d’ailleurs le nom que l’on donne à l’entrée de la presse d’imprimerie : la marge, qui alimente la machine en feuilles de papier (la sortie : la recette).

Marge de manœuvre, marge de liberté, la marge est toujours un interstice étroit qu’on a tendance à négliger « en impression c’est le blanc qui coûte le plus cher » disait Raymond Gid ce pourquoi on en voit peu des marges. Elles se remplissent pour cause de marge bénéficiaire.

Aujourd’hui les marges sont le lieu de prédilection de ce qu’on appelle l’économie de l’attention. Elles se peuplent de publicités, ciblées en fonction du contenu de la page, des goûts présumés du lecteur (je me demande bien pourquoi le journal lemonde.fr fait clignoter sous mes yeux des soutiens gorge bien remplis et de la lingerie dans la marge de l’article que je lis #-)

La marge n’est plus un espace vide car la concurrence porte aujourd’hui sur le temps. Mon temps en l’occurence : dans l’économie de l’attention, le lecteur paye la gratuité avec son temps. Le fameux « temps de cerveau disponible ». Je ne sais pas ce que proust, si attentif au plaisir de la lecture dans ses marges en aurait pensé.

Dans cette surenchère surabondante de l’information, c’est donc évidemment l’inattention qui devient précieuse… protectrice. Mais qui m’isole doucement.

Marginal devient celui qui en faisant un pas de côté perd sa valeur immédiate : improductif dans le système de valeurs en place celui qu’on finit par repousser, marginaliser. La marge devient alors une frontière bien gardée qui isole les individus menaçants pour le système de valeurs. Au-delà de cette frontière : les confins de la civilisation zone trouble, inexplorée, inquiétante.

S’y trouvent peut-être ceux qui crééront la valeur demain, qui donnera le sens des choses, plus tard : les créateurs, les vrais. Car il faut passer par la marge, la franchir pour anticiper ou pour construire.

À Jean-Luc Godard qui n’avait pas reçu de prix à Cannes dans les années 80, son interviewer demandait : « n’êtes vous pas un cinéaste marginal ? » Il répondit simplement : « vous savez, dans les livres, ce sont les marges qui tiennent les pages. »

Mais peut-être alors, le mot qui compte dans « à la marge » est le À : cette petite préposition de lieu, qui nous situe qui nous y situe. Instant précieux d’isolement et d’exploration, ici et maintenant, puisque c’est de là que nous allons essayer de voir les choses cette semaine. Une manière de refaire le monde en typographie.

Le programme est dense : Nous avons quelques très grands noms du graphisme français comme Albert Boton, philippe Millot ou Étienne Robial, des représentants du graphisme contemporain international comme Yulia Brodskaya, Niklaus Troxler, Christian Schwartz, de plus jeunes talents à découvrir comme Tom Henni, Lucile Guigon, Camille Sherrer, Claire Bardaine, Heureux les cailloux, Alexandre Dios et Gael Etienne et des observateurs avisés comme Annick Lantenois, Laurent Lemire ou François Weil… plus de 30 (33 exactement) intervenants sur la semaine.