Machinations

image Résumé : Pourquoi les machines aident et menacent, fascinent et effraient tout à la fois ? Sans doute par une faculté de découper le continu, de diviser « l’individu » pour le reproduire, faculté qui a quelque chose à voir avec l’écriture et avec la loi. La machine est intimement affaire d’écriture, et l’écriture affaire de machines. Cette enquête constitue une approche typographique de la douleur dans l’écriture. (Texte initialemement présenté aux rencontres de Lure et publié dans la revue typ). MACHINATIONS

Copie et répétition

Ce n’est pas le dessin de la lettre qui a éveillé mon regard à la typographie le premier ; dessin qui, s’enracine dans la calligraphie. C’est bien plutôt sa mécanique. La typographie comme procédé mécanique et industriel de (dé)composition et de répétition de l’écrit. Travaillant alors sur le langage et ses représentations, la typographie me frappait immédiatement comme réalisation de l’essence alphabétique de notre écriture. C’est dans cette direction que j’ai d’abord étudié, et cette année prolongé cette approche par une enquête, pour répondre à la demande d’Annie Jacquemard et Michel Balmont, et essayer de comprendre moi-même les enjeux demeurés obscurs qui motivaient un – farouche – parti pris typographique. Cette investigation, traversée par des textes, des objets, des images, m’a notamment conduit au Conservatoire national des arts et métiers et à l’École Estienne. J’en profite pour remercier Anouk Seng, de la bibliothèque de l’École Estienne.

À l’origine de cette enquête, la proposition d’Annie et de Michel, imaginant une semaine ou calligraphie et typographie interrogent ensemble l’unique et le multiple. Il me semblait comprendre le pourquoi de cette proposition. Je savais leur intérêt, dans cette ébauche de programmation, pour la calligraphie, le livre d’artiste ; et eux ils connaissaient mon parti pris pour la typographie, pour sa dimension industrielle. En bref, nous devions être mutuellement curieux d’échanger des explications sur des points de vue non nécessairement divergents, mais certainement hétérogènes, concernant l’original, la reproduction. C’est ainsi que j’interprétai la chose, au vu de mes réelles difficultés d’appréhender de la calligraphie (latine contemporaine). Si d’autres cultures ont, me semble-t-il encore quelque chose à voir avec l’écriture calligraphique, on dirait bien que la nôtre a trouvé la forme adéquate il y a 500 ans environ dans la typographie, son universalité. La calligraphie (latine contemporaine, encore) fait, dans la forme, le contenu, le geste et l’esprit, un retour souvent trop souvent bien maladroit sur l’anté-typographique, par recherche et répétition de modèles anciens, comme on peut le voir dans l’intervention de Jacques Monnier-Raball. Le « souffle » qui guiderait le ductus, geste inspiré, dans une gymnastique scripturale n’appartient qu’à moitié, et encore, à notre culture. On retrouve cela aussi dans une certaine idée de l’expression artistique. Cela ne caractérise pas notre écriture et les problématiques auxquelles elle nous confronte. Comme cela a déjà fait l’objet d’explications, je commencerai donc ici par rappeler brièvement le questionnement « philotypographique » initial, puis je vous propose de parcourir un entrelacement mécanique périlleux, interrogeant la machine, pour parvenir à une conclusion répondant au moins à la question de l’un et du multiple qui est au coeur de cette semaine. Et puisque la subjectivité joue dans cette intervention un rôle structurant, je me permettrai de vous livrer un souvenir d’enfance…

De la division

De l’âge de cinq à sept ou huit ans, le monde était un paradis. J’y jouais, je m’y promenais, j’y dessinais, j’y apprenais, admirant des parents aimants, jeunes et beaux qui portaient de jolies vestes en mouton retourné, ou des chemises brodées, avec comme des pâquerettes dans la barbe ou les cheveux. Des parents d’une génération d’utopie. J’allais à l’école sur le porte-bagages du vélo, accroché aux hanches de ma mère, le nez perdu dans son dos, une école cernée de maraîchers. En classe, une classe unique, nous dessinions beaucoup pendant que l’institutrice s’occupait des plus grands, nous pratiquions aussi la musique, et je m’arrangeais toujours, soufflant dans ma flûte, pour m’approcher de la jolie petite Nora. Lorsqu’on travaillait, on apprenait à compter. L’addition d’abord, avec de petits bâtonnets de bois coloré, et la soustraction, sans trop de difficulté. Ensuite, ce fut la multiplication. Plus difficile, mais compréhensible. Nous allions commencer la division quand je connus une « chute ». Séparation, divorce, déménagement. Ce monde-là basculait.

Je partais pour Paris, et n’appris ni à diviser ni rien d’autre avec ma petite Nora. À Paris, fini le vélo ; j’apprenais le métro, la clé autour du cou, attachée à un ruban. Dans l’énorme école où j’arrivai, la classe venait de terminer l’apprentissage de la division. Pas de chance : l’institutrice eut beau prendre un peu de temps pour me l’expliquer, à part, jamais je ne pus poser cette opération avec son dividende, son diviseur, son reste. Cette opération particulière, potentiellement infinie, que l’on ne déclare achevée qu’arbitrairement, me semblait obscure et mystérieuse. Une addition finie est finie. Une soustraction aussi, et une multiplication également. Seule la division peut être inachevée ; on vous demande de vous arrêter à « deux chiffres après la virgule », et vous obéissez, mais l’opération pourrait continuer. Il faut se plier à l’arbitraire décision de stopper là. Sorti de ce paradis perdu, je n’ai jamais su diviser qu’avec une machine. Une machine à calculer. Enfant, je me suis forgé la certitude que seule la machine peut affronter la division.

Philotypographie

En 1999, ici même, j’ai eu l’occasion d’effectuer un rapprochement entre le poème De La Nature de Lucrèce et la typographie. Les philosophies matérialistes de l’antiquité soulignent l’essence du monde comme combinaison d’éléments simples. Composition-décomposition : le poème s’achève sur une fin du monde, destin inéluctable de la séparation, destin qui guette également toute page composée dans l’atelier typographique, dont les caractères se sépareront pour retourner dans la casse. La signification est transitoire. Mais dans ce laps de temps, l’ordre (le monde, le sens) se maintient. « Le plus beau poème n’est jamais qu’un alphabet en désordre », certains philosophes en ont conscience avant Cocteau (et avec lui, comme Maurice Merleau-Ponty, par exemple). Hegel, opportuniste, voit dans cette nature alphabétique de notre écriture un terrain favorable à l’émergence et à l’avènement de l’Esprit en Occident. Mais il fonde en même temps, paradoxalement peut-être, un oubli définitif de l’écriture, puisque celle-ci est replacée en arrière plan, derrière la vraie finalité, l’Esprit, tout comme la modeste typographie s’efface devant le sens qu’elle sert. Je passe trop vite là-dessus (et renvoie aux actes 1999) car c’est de là que je souhaiterais partir aujourd’hui, pour essayer de montrer que si la typographie révèle l’essence mécanique de l’écriture : premièrement la machine est déjà présente dans l’écriture, avant que celle-ci ne l’emprunte ; deuxièmement l’écriture est dans la machine, essentiellement ; la machine n’est qu’écriture ; troisièmement ce qu’écrit la machine, c’est la Loi.

Ces points énoncés de manière abrupte peuvent sonner étrangement et il faut bien entendu parcourir le chemin plus lentement. Car si ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ; ce qui se divise bien se mécanise efficacement.

Machinisme

Machine est un mot qui nous vient du grec Mêkhanê, désignant à l’origine les moyens mis en oeuvre à la guerre et au théâtre. La connotation du terme est péjorative dès le départ, incluant une part de ruse ou d’artifice. Certains grands esprits s’enthousiasment cependant pour la machine. Le premier que nous retiendrons est De Vinci, suivi par Descartes. Cet enthousiasme se renouvelle sans cesse jusqu’à son apogée au XIXe siècle, avec l’avènement des machines-outils qui constitue une révolution.

Les Règles pour la direction de l’esprit de Descartes posent la nécessité absolue de la division, dans un mouvement allant du complexe vers le simple, suivi de dénombrements qui sont à l’origine de la résolution de tout problème. Il va jusqu’à reformuler la chose pour tous, en Français, dans Le Discours de la méthode, énonçant une règle initiale qui permet de renier la réalité sensible : « ne jamais recevoir une chose comme vraie que je ne la connusse évidemment être telle », et l’évidence en la matière n’est pas sensible, elle est mathématique. Descartes se fait prosélyte de la division, du diviser pour comprendre. La mécanique a en cela quelque chose de rassurant, intellectuellement : l’infiniment complexe, qui défie notre imagination, se divise toujours en régions, parties, organes, eux mêmes réductibles à un agencement de pièces simples. Mais c’est Léonard qui, un siècle avant lui, a ouvert la voie. Il le notait dans ses carnets : la mécanisation repose sur la fixation du mouvement dans des pièces capables de le reproduire. Et un mouvement complexe se décompose toujours en mouvements simples. C’est ainsi que les pièces de la mécanique universelle se mettent progressivement en place. le plus difficile est encore d’analyser (de diviser) les mouvements complexes pour y déceler les mouvements simples. Léonard regarde déjà les oiseaux voler.

Machinoutil

Voici comment la mécanique incarne peu à peu la capacité de division de l’esprit humain. Une opération non naturelle à fin de division, fixation, organisation. Alors oui, certaines choses sont plus faciles à diviser, à machiner, que d’autres. Mais dans la machine, le complexe a bel et bien été réduit à une séquence d’états simples (au fait, le complexe comportait-il réellement des états ?). Des états que l’on retrouve d’un mouvement à l’autre, qui constituent des constantes. En les formalisant, on constitue un corpus de lois mécaniques. Le réel est devenu lisible et du même coup on peut l’écrire. C’est sans doute ce que Descartes veut dire quand il parle du monde comme d’un « livre ouvert », un livre à lire et à écrire.

Sur les traces de De Vinci et de Descartes, une foule bavarde d’ingénieurs ingénieux s’attache à observer et à lire les gestes des hommes au travail pour exhumer les lois mécaniques qui s’y tapissent. Lois simples, évidentes et propices à la création de la machine-outil. La mécanisation aboutira à la révolution industrielle. Tout se calcule. L’homme même, qui vaut un dixième de cheval-vapeur, entre dans l’équation, comme ouvrier, opérateur ou bien… comme matière première. Application : à la disposition de l’ingénieur, quantité de pignons, leviers, ressorts, courroies permettant de combiner des mouvements simples et d’appliquer les lois de la mécanique au complexe. la galerie de mécanique du Conservatoire national des arts et métiers est à cet égard éloquente. La machine sera partout. Productive, rapide, domestique, brave et loyale, la machine « aide l’homme et libère la femme ». Mais aussi, elle nous obnubile, nous fascine. Pourquoi ? Uniquement parce qu’elle simplifie les choses ? Simplifie la vie ?

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Machinàcalcul

Bien sûr que non. Le premier fil de discours sur la machine est d’ailleurs négatif. N’oublions pas la connotation péjorative originelle du terme. La machine est destructrice (machine de guerre – il se trouve que De Vinci commence par là), rusée, artificielle (dramaturgie amusante et inquiétante des automates). De quoi la rejeter, vouloir vivre sans, l’enterrer, l’oublier, et retrouver ce qu’il y avait avant. Le problème c’est qu’avant la machine, il n’y avait pas grand-chose. Elle est tellement liée à notre histoire que l’homme semble naître et se distinguer de l’animal au moment où il raisonne ses outils. Mais elle met en scène un monde où progressivement, elle avale, broie, remplace l’humain. Ce que Lewis Mumford dénonce dans Le Mythe de la machine, retraçant l’histoire de l’homme dans laquelle, affirme-t-il, nous ne voyons que des outils et négligeons le rêve, la spiritualité. La machine dominante devient un jouet dans les mains du pouvoir. Mumford nous montre comment la tyrannie s’est d’abord fait la main sur des machines humaines, qu’il appelle mégamachines, dont chaque rouage est un être de chair, de muscles, dont la hiérarchie militaire est la commande, dont le roi est l’instruction. La machine est l’écriture à même le monde de son pouvoir. Cette mégamachine peut produire des oeuvres colossales : cités, palais, pyramides, sphinx. Ou bien elle peut détruire (guerre, invasion). Contre elle et l’alternative aliénante qu’elle pose aux hommes, un seul espoir : l’esprit, le rêve, le rire.

Chaplin l’annonce et le dénonce. Lorsqu’il réalise Les Temps modernes, nous sommes en 1936, et il est trop tard pour arrêter la mégamachine qui va plonger le monde dans la guerre et l’humanité dans une machine d’extermination méthodique.

Machinàécrire

Le second fil est celui de la fascination, elle aussi ambivalente : certains s’y adonnent sans critique, d’autres la jouent intensément dans un simulacre révélant sa nature effrayante. Si la machine fascine c’est parce qu’elle dévoile, ou écrit les lois du monde. Quelles lois ? Les lois physiques et mécaniques, qu’elle écrit en signes métalliques et fait fonctionner, les lois de l’action, au travail ; mais pas seulement… Au final c’est la machine qui fait loi.

Prague. dans le ghetto, non loin de la maison où reposerait le golem endormi, habite Kafka. La mégamachine administrative, la justice, le pouvoir, le fascinent. Le Procès ou Le Château en exposent les rouages à nu, pure mécanique sans fin. Un petit récit s’attarde un instant sur le destin de la machine. Il s’agit de La Colonie pénitentiaire. J’y ai trouvé une machine à écrire précisément décrite. Ce qui est amusant, c’est que ce n’est ni une machine dactylographique, ni typographique, mais bien calligraphique. Et elle n’est pas très rassurante. « Pour l’instant, en voici l’essentiel : une fois [le condamné] couché sur le lit et le lit mis en mouvement, la herse descend jusqu’au corps. Elle se place d’elle-même de façon à ne le toucher que juste du bout de ses pointes ; cette position réalisée, le ressort d’acier se tend comme une barre. C’est alors que le travail commence. Un profane ne remarque pas de différence dans les punitions. La herse semble fournir un travail uniforme. Elle enfonce en vibrant ses pointes dans le corps, qui vibre à son tour avec le lit. Pour permettre à tout le monde de contrôler l’exécution du jugement, on a construit une herse en verre. […] Et maintenant, à travers le verre, tout le monde peut voir l’inscription se graver sur le corps du condamné. » (Traduit de l’allemand par Alexandre Viallate, Gallimard, 1948). La dramaturgie mécanique ostentatoire mise ne place par Kafka souligne définitivement l’incarnation de la loi. Dans la chair humaine, au prix de la vie. Kafka expose dans ce récit comme l’ultime vérité de la machine : machine à écrire, machine à écrire la loi, machine à punir (Chaplin se jette également dans ses rouages gigantesques et menaçants). Pensez-vous que la sentence sera lisible ? Non. La machine est détraquée ; mais elle entame l’homme dans son corps.

Marquons ici une étape qui voudrait ressembler à un CQFD, en écho à l’expression de Deleuze et Guattari.

Toute machine est une machine divisante (De Vinci, Descartes). Toute machine est une machine écrivante. Toute machine est une machine manifestant les lois (Mumford, Kafka). Toute machine est capable d’exécuter ces lois de manière autonome, et en cela entame d’une manière ou d’une autre l’humanité de l’humain. Alors se pose une question : peut-on éviter la division (revendiquer un statut d’indivision) ? Peut-on contester la loi ? Peut-on échapper à la « punition » ?

Machinations

Une machination est un « ensemble de menées secrètes et déloyales » : revenons à la première branche, contestataire (qui remonte aussi très loin dans le passé, si nous prenons en compte la loi ; peut-être à l’Antigone de Sophocle). Cette contestation s’est affirmée au fil du temps, car ce qui se machine aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les gestes ouvriers, les règles de l’action et de la guerre, mais celles de la pensée. Ce siècle d’extermination a été aussi celui du débat sur l’algorithmique universelle, construite dans l’abstrait, avant-guerre, puis avec l’appui des machines après guerre. Pendant que Chaplin achève Les Temps modernes, en 36, Turing modélise sa machine qui sert aujourd’hui de fondement à une informatique orientée vers l’intelligence artificielle, nourrissant toute une tradition de littérature et de mythologie de dénonciation. De Kubrick, qui donne le rôle principal de 2001 à un ordinateur HAL (Les trois lettres suivant IBM dans l’ordre alphabétique) à Matrix (où l’homme n’est plus qu’un produit cultivé par les machines, qui lui donnent en retour un rêve schizophrène ressemblant à notre monde). Plus « sérieusement », certains scientifiques en arrivent à jeter l’éponge, comme Bill Joy qui dénonce la dangereuse convergence entre intelligence artificielle, nanotechnologies et sciences de l’information. Une convergence directement menaçante pour l’homme, affirme-t-il (http://www.wired.com/wired/archive/8.04/joy.html). Le progrès trouve des réactions sur son chemin, y compris celle de ses acteurs qui décident d’arrêter de jouer.

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Machineinfernale

Les techniques ne sont pas les seules à converger. Histoire, littérature, cinéma, psychanalyse le font également : histoires convergentes de désespoirs dont on parle moins. Au tournant de ce siècle d’accélération, un homme attend, il souhaite que son ouvrage sorte en janvier 1900. Il voudrait qu’il soit porteur d’espoir, que son travail puisse avoir un rôle émancipateur pour l’avenir. Cet homme c’est Sigmund Freud et le livre c’est L’interprétation des rêves. Trop de confiance dans les outils, pas assez d’intérêt pour les rêves ? En 1930, un peu avant que Chaplin ne tourne les temps modernes, Freud a perdu espoir et publie Malaise dans la civilisation. Une histoire de machine qui tourne trop bien, se défend trop bien, résiste et ne s’effondrera que dans le pire chaos.

De l’autre côté de cette déchirure, Bruno Bettelheim, psychanalyste qui a survécu aux camps de concentration, s’occupe d’enfants autistes. Dans La Forteresse vide, il décrit le cas de Joey. Joey est « l’enfant machine » Il se sent, se vit comme une machine, et dépérit de sa propre mécanisation. Un très long chemin le sépare de la guérison, des efforts constants d’humanisation de la part de l’équipe soignante s’efforçant d’humaniser l’enfant et son environnement.

« Pendant ses premières semaines chez nous, nous l’observâmes avec attention, notamment lorsqu’il entrait dans la salle à manger. Posant sur le sol un fil imaginaire, il se raccordait à sa source d’énergie électrique. Puis il étendait le fil d’une prise imaginaire à la table de la salle à manger pour s’isoler, puis il se branchait. […] Il exécutait ce rituel avec une telle dextérité qu’on devait regarder à deux fois pour s’assurer qu’il n’y avait ni fil ni prise. […] ces fils devaient être posés également avant son sommeil, ses jeux, sa lecture, etc. […] Nous étions certes en présence d’un robot, mais d’un robot impuissant, car derrière cette façade nous sentions tous un total désespoir. […] Du fait que Joey vivait dans un tel vide émotionnel, son langage était devenu abstrait, dépersonnalisé, détaché. Joey devint incapable de se servir correctement des pronoms personnels et, plus tard, ne s’en servit plus du tout. » (Traduit de l’anglais par Roland Humery, Gallimard, 1969)

Ce cas est l’occasion pour Bettelheim de découvrir et de formaliser un phénomène qu’il appelle l’identification à l’agresseur. Si je vis le monde extérieur comme une machine régie par des lois brutales et en souffre trop, je peux opter pour une stratégie de défense simple et redoutable : observer la machine et ses mécanismes, les améliorer et appliquer mon intelligence à incarner une machine plus puissante et perfectionnée afin de la retourner contre ce monde. Voilà une forme d’écriture qui naît. L’identification à l’agresseur est un des aspects fondateur de l’autisme selon Bettelheim qui n’aurait sans doute pas théorisé ainsi s’il n’avait observé les comportements de survie dans les camps de la mort (Le Coeur conscient). L’autisme est une des formes les plus douloureuses de Schizophrénie. Et la schizophrénie est précisément une pathologie de la division.

Ce cheminement ne concerne pas uniquement les enfants. En mai 1993, un informaticien, Éric Schmitt, perd son nom et devient machine humaine, il se renomme « bombe humaine », HB. Éric Schmitt a vécu une série d’échecs – personnels, professionnels. Il était, comme on dit souvent, un homme gentil et doux. Brusquement, il s’entoure d’enfants et menace le monde de les emporter lors de la prise d’otages d’une école maternelle. Il demande de l’argent mais n’attend rien. Il catalyse l’angoisse et la haine, c’est le forcené de Neuilly. HB est cagoulé et armé, exactement comme ses adversaires : le RAID. Les enfants ne s’y trompent pas : ils se disent même moins effrayés par celui qui les menace que par ceux qui les défendent (France-Soir, 16 mai 1993) On ne sait pas à quoi HB rêve, mais son rêve s’arrête ici. Il est abattu dans son sommeil (neutralisé dit-on, le mot n’est pas heureux dans ce cas). Pas de procès pour la machine infernale.

Nous voici semble-t-il arrivés au bout de quelque chose. Difficile d’aller plus loin dans cette impasse de l’autisme et de la schizophrénie. Le chemin de la machine nous y a conduits, nous obligeant à nous mesurer à elle sur son terrain. Machine, écriture, loi, châtiment. Douloureusement incontournables. Comment donc faire avec pour ne pas tomber dans l’utopie mécaniste ?

Deusexmachina

Le langage est une clé. Arrêter les machines serait sans doute arrêter d’écrire. Il faudrait poser la question à Léonard. Quelques machines d’écriture présentent cependant un jour différent, avec comme un détournement de la puissance mécanique contre elle-même, ou au moins au bénéfice du rêve, ou du rire. On pourrait prendre des exemples dans des domaines différents comme la littérature, l’art, le multimédia.

Raymond Roussel décrit dans Locus Solus, sur plus de 30 pages, une machine très typographique. La hie. Les voyageurs découvrent dans le jardin du professeur Canterel un ballon aérostatique dirigé par des miroirs et des chronomètres, qui ne voyage pas, mais se déplace légèrement pour saisir des dents (humaines) et composer avec les différentes teintes d’émail une mosaïque. Que représente l’oeuvre de la hie ? Dans une grotte, un guerrier endormi rêve auprès d’un livre fermé. Deux interprétations de ce récit seraient ici possibles : nous parviendrons à rendre les machines inutiles (s’entend : inutiles comme l’art ou la philosophie), à redonner une place à l’imaginaire, au rêve, comme le voulait Mumford, inspiré par l’utopie des années 60 ; ou bien celles-ci, devenant artistes ou poètes, nous signifieront que nous sommes arrivés au bout de la machination et qu’il ne restera plus rien à mécaniser : si Tinguely a baptisé certaines de ses machines grinçantes de noms de philosophes, leur air détraqué ne doit pas tromper, elles fonctionnaient toutes parfaitement.

Les exemples de détournement, de retournement de la mécanique sont nombreux, on y trouve toujours l’arme redoutable de l’humour. on pourrait aussi parler d’Oulipo et de son usage de la contrainte (loi) pour créer des machines littéraires. On pourrait également parler de l’usage par les frères Miller de l’ordinateur pour créer dans le jeu Myst une vaste machine intime que le lecteur-joueur met en marche à mesure qu’il avance dans le jeu, sur sa propre machine (ordinateur) avec comme conséquences : la découverte d’un secret de famille et de la loi paternelle, la précipitation d’événements passés, et surtout, la destruction de la machine, puisqu’il est lui-même l’élément hétérogène, le grain de sable, qui s’approche du coeur de la mécanique, le coeur empli de bonnes intentions, mais ne peut finalement que détruire un monde si paisible, et si bien organisé.

Bref, on pourrait parler de tous ces Deus-ex-machina qui permettent de faire une pirouette et un pied de nez au sort tragique qui nous guette sur le chemin des machines.

Conclusion

Ce long chemin pourrait presque nous faire oublier que la question initiale est typographique. La réponse le sera donc également. Si la typographie est placée au centre des préoccupations sur l’écriture, c’est parce que c’est un terrain révélateur privilégié.

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Commentaire du modèle

L’écriture, dans ses aspects de d’enregistrement (mémoire), de représentation (dessin, idéographie), de séquence signifiante conventionnelle (alphabet), ce triangle étant placé sous le soleil de la linguistique saussurienne, prend des formes différentes en éclairant ses trois pôles. Respectivement : la gravure, forme d’écriture mettant l’accent sur la permanence en attaquant durablement son support ; la calligraphie, mettant l’accent sur le geste et le trait, ainsi que sa relation au moment d’inspiration par la chose ; le bit numérique, ou signe radicalement élémentaire qui se transmet sur tout support, depuis la bande perforée du métier à tisser Jacquard ou du piano mécanique, jusqu’à Internet, mettant l’accent sur la pure séquence conventionnelle et l’indifférence à la forme.

Chacune de ces formes d’écriture est passionnante et réalise un des aspects essentiels de l’écriture dans ses éclairages sémantique, syntaxique ou pragmatique, mais elle le fait en étant si proche de ce qu’elle vise qu’elle en éclipse les autres éclairages. Une seule forme est équidistante des trois pôles, éclairée de tous les points, réalisant l’écriture dans tous ses aspects, dont elle est constituée à parts égales. C’est évidemment la typographie, à la fois empreinte douce dans le support, séquence mobile de caractères, et forme infiniment détaillée et travaillée du glyphe.

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Il a fallu du temps pour qu’elle émerge de la convergence et de la maturité consciente des trois pôles. C’est pourquoi cette mécanique peut se permettre de nous poser aujourd’hui les bonnes questions sur notre relation intime à l’écriture et à la loi écrite. Alors faisons-le sans attendre : la typographie met le doigt là où ça peut faire mal.