Un livre qui les contient tous, et il n’est même pas gros ! C’est le cadeau que nous avons fait à nos lecteurices, avec Hervé Le Crosnier et Annaïck Chollois-Richomme pendant nos « vacances » de Noël. Un petit gratuit à télécharger (on peut aussi acheter la version imprimée si on a envie d’offrir ou de soutenir). Je raconte un peu les coulisses.
Si nous éditons tous nos livres avec conviction, avec soin, il arrive aussi que nous décidions de faire un livre uniquement pour le plaisir de le partager. C’était par exemple le cas du Livre Neige, une ode au domaine public, inspirée par un hiver neigeux, avec les images incroyables de cristaux de neige de Wilson Bentley, et une brève anthologie de poésie, littérature et science de ce phénomène merveilleux.
Il se trouve que depuis quelques mois, nous travaillons à la traduction d’un ouvrage très étonnant de Kurd Lasswitz, Sur deux planètes, sur lequel je reviendrai, et que nous diffusons en feuilleton par mail. Hervé avait déniché ce Lasswitz, célèbre outre-Rhin mais très confidentiel par ici, et proposé la traduction de son ouvrage à Annaïck – l’une des pilotes de la traduction de Ada & Zangemann en français – qui avait décidé de rester avec nous avec un stage d’édition au cours de sa formation de traductrice.
En fouillant un peu pour me documenter aussi sur Lasswitz, je mets de côté une toute petite nouvelle, Die Universalbibliothek sans la lire, avec un peu de documentation sur l’auteur. Elle m’attire par sa proximité avec l’un de mes thèmes favoris, la combinatoire typographique. Annaïck avance avec brio dans sa traduction de l’énorme roman. Quelques mois après, je retombe sur la nouvelle, et, stupéfié par son contenu (elle est visiblement la source de La Bibliothèque de Babel de Borges) et surtout son actualité, je la propose à Hervé comme le petit cadeau de nouvel an qu’on aime à faire de temps en temps. Problème : il faut traduire le texte, et comme il est très court il faut l’accompagner. Annaïck accepte de faire cette traduction séance tenante (merci merci merci), avec talent, et nous nous mettons donc à écrire les articles qui vont l’accompagner.
La bibliothèque universelle est parue en 1904 dans le journal Ostdeutsche Allgemeine Zeitung. Au coin du feu, dans un salon très XIXe, quatre ami·es discutent édition autour d’un verre, et se lancent dans un petit travail d’imagination : celui de la bibliothèque totale, celle qui contiendrait tous les ouvrages possibles. Ce n’est pas si difficile, avec un petit calcul combinatoire (avec certes beaucoup de zéros). Mais après un premier enthousiasme surviennent très vite des doutes… Je n’en dis pas plus, et vous laisse lire la nouvelle.
C’est un aspect consubstantiel à notre écriture alphabétique, composée de 26 lettres seulement, que de rendre calculable toutes les combinaisons possibles sur une page, et donc sur un livre. Un coup de dés. Lasswitz est un physicien et il n’est pas effrayé par les grands nombres. Il joue donc un temps avec ce concept et nous aide à prendre la mesure de ce que représenterait l’impression de toutes ces combinaisons. La bibliothèque contient donc forcément les œuvres complètes de Platon… mais aussi les œuvres égarées, secrètes, ou détruites, c’est bien pratique. Elle contient le journal d’hier… mais aussi celui de demain. Elle contient toute la littérature réalisée, mais aussi possible. Borgès en fera une expérience quasi mystique. Lasswitz explore quant à lui le champ de l’absurde et de l’erreur : qu’en est-il des ouvrages qui contiendront un mélange d’authentique et d’absurde (suites incohérentes de lettres, mais aussi suites de mots de la langue sans signification, ou bien pire encore : passages vraisemblables mais totalement fantaisistes, assemblages de vers incohérents, mélanges, erreurs, fake news). Il en arrive à affirmer que « L’intelligence est infiniment supérieure à l’intelligibilité » semblant jouer à retourner l’affirmation d’Aristote dans La Poétique selon laquelle le « vraisemblable est supérieur au vrai », ce qui nous parle tellement aujourd’hui, devant les robots conversationnels. Mais ce n’est pas la conclusion ultime de son récit. Je vous laisse la découvrir, c’est la jeune fille de la famille qui la donnera.
Car oui c’est bien ce qui fait la saveur de la nouvelle : dans son atmosphère surannée à la Jules Verne, elle nous parle de notre présent, devant les manipulations numériques, rumeurs, ou encore hallucinations des intelligences artificielles génératives. Comment faire confiance à un corpus aussi bordélique, même si convivial aujourd’hui ? Car il n’est même pas convivial tel que le décrit Lasswitz : cela semble une corvée indescriptible de dénicher un volume intelligible dans la bibliothèque. Comment nous y retrouver ? Tout récemment encore, le New York Times faisait le point sur les recherches contemporaines prolongeant le problème formulé en 1913 par Émile Borel : quelle est la probabilité pour qu’une armée de singes, dotés de machines à écrire, produisent une œuvre de Hugo ou de Shakespeare ? Could Monkeys Really Type All of Shakespeare?. La réponse est qu’il n’y a pas de solution dans notre univers, plus fini qu’il n’y paraît. Mais ils soulignent l’enjeu très contemporain de ce problème, en regard des intelligences artificielles.
Deux rebonds contemporains sur cette nouvelle, donc. Dans L’Univers est incommensurable, Hervé Le Crosnier montre précisément à quel point la bibliothèque, tout en étant loin d’être infinie, et parfaitement dénombrable, dépasse pourtant les dimensions de notre univers. Il nous montre la singularité et la fragilité de la bibliothèque, face à la génération calculée. Dans Les combinaisons du vrai je fais une brève histoire de l’écriture et de sa mécanisation, pour souligner le fait que l’essence combinatoire de notre écriture alphabétique ne nous conduit qu’à une situation désespérante, sans possibilité de discriminer ni de démêler le vrai du faux, et que le sens, pour nous, est ailleurs, entre les signes.
Le petit ouvrage contient aussi un portrait de Kurd Lasswitz par Annaïck Chollois-Richomme et une introduction (sans divulgâchage) au roman Sur deux planètes aventure intersidérale incroyablement moderne, et romantique, ainsi que le premier épisode de sa présentation en feuilleton. Je recommande l’abonnement pour vivre l’expérience de la série dans sa boîte mail, tout en recevant à la fin l’ouvrage complet, en version imprimée.
Encore une fois, André Sintzoff a généreusement proposé son œil de lynx pour chasser les coquilles. Vous l’avez compris, on a fait tout ça avec amour, tous les quatre, pendant nos « vacances » de Noël. Comme tous nos livres depuis quelques années, celui-ci est composé dans un navigateur web, avec un code HTML et CSS (selon la spécification pour les médias paginés, avec l’aide de PagedJS. On y trouve des fragments de ma propre bibliothèque dans les intercalaires (reproduits en partie dans ce post). Le caractère utilisé pour le texte est Andada ht de Carolina Giovagnoli (licence SIL Open Font), aboutissement d’un long travail de recherche sur le langage Guaraní, et qui permet, dans un esprit d’universalité toute latine, de composer 219 langues utilisant notre alphabet aux nombreuses variations et accentuations. Les titres sont composés en Mon Hugo de Vika Usmanova (licence SIL Open Font), caractère techno qui inaugurerait une collaboration avec les aliens. Tout un programme…
La bibliothèque universelle, de Kurd Lasswitz, Hervé Le Crosnier, Annaïck Chollois-Richomme, Nicolas Taffin, C&F éditions 2025.
- Pour télécharger l’ouvrage, ou pour l’acheter : https://cfeditions.com/bibliotheque-universelle/
- Pour en savoir plus : un article de Clément Solym sur Actualitté