Typologies [2] : La règle et le compas

image Suite du feuilleton publié dans le numéro 40 de la splendide revue Graphê dont François Weil a fait une non moins splendide présentation à Lurs édition 2008. Son public a réalisé que ne pas être abonné* à Graphè est vraiment déraisonnable. (L’épisode précédent est ici). * Graphè est disponible sur abonnement 25 euros /an pour trois numéros, adresse : Graphè, 7 rue de Douai, 75009 Paris.

Résumé de l’épisode précédent : Après avoir souligné les liens étroits qui unissent l’alphabet, tel que nous le connaissons, et le premier atomisme, nous avions rencontré le questionnement de l’origine des choses chez Lucrèce. L’élément le plus petit, l’atome, n’y est pas inerte et s’avère doté d’une faculté d’attraction ou de répulsion (le Clinamen) qui lui permet de « choisir » spontanément et de briser une forme de passivité. Cette idée surprenante lui permet en fait de faire l’économie de Dieu. Bon, il faut admettre que du côté du dessin de lettre, nous en sommes restés avec lui à des questions d’ordre, de position et de différence, ce qui demeurait assez sommaire, et c’est bien normal. Faisons maintenant un grand pas du côté des formes.

Il existe un ouvrage qui se consacre longuement et dans le détail à la construction du tracé des lettres de l’alphabet, c’est le Champ fleury de Geofroy Tory (1529). Celui-ci nous propose de surcroît d’étranges explications sur l’origine des lettres, convergeant toutes vers l’intrigante figure d’un homme lettre. Voilà qui nous donne l’occasion de prolonger le dialogue avec la pensée ancienne dans sa densité poétique si éloignée de la sècheresse positiviste moderne, en continuant à remonter le fil imaginaire de l’origine.
Le début de la Renaissance est un moment d’enthousiasme. On redécouvre en Europe chrétienne les antiques grecs et latins, leur créativité, leur liberté. Il n’est pas si facile d’appréhender la philosophie quand on est dans le dogme, la démocratie quand on vit la monarchie, ou les mythes quand on craint l’hérésie. Tout cela se fait dans un doux mélange de logique et d’arbitraire, de rigueur et de tâtonnements. J’ai des scrupules à parler de Tory après tant de commentateurs prestigieux. Et pourtant l’impression persiste qu’on ne peut que le manquer aujourd’hui, du fait des nombreux obstacles qui nous séparent de lui : un obstacle typographique (le texte existe à ma connaissance uniquement en fac similé, parfois vraiment mauvais, et sans véritable réédition contemporaine). Un obstacle linguistique : il n’a pas été retranscrit en Français moderne. Un obstacle culturel : il manipule avec brio de multiples références humanistes et antiques oubliées. Un obstacle cognitif : il emploie des concepts, méthodes et catégories abandonnées. Un obstacle volontaire : il raisonne en hermétiste, c’est à dire souvent par analogie, rapprochements et interprétations, audaces que nous avons perdues avec la modernité. S’ajoute un obstacle critique : on s’accorde à dire que tout cela n’est pas bien sérieux. Bref, le typographe du XXIe siècle, fut-il un virtuose du vecteur, ou un docte unicodiste, a toutes les chances de manquer Tory, qui pourtant lui propose tant, pour ses interrogations, ses inquiétudes, et pourquoi pas ses rêves ? (car c’est au lit que Tory affirme dès la première phrase du Livre premier « fantasier » sérieusement et joyeusement toutes ces choses). Alors, n’ayons pas peur des cauchemards et faisons connaissance.

la gaya scienza, le gai savoir

Il n’est pas question de présenter Tory ici vu la place qui nous reste pour entrouvrir cet ouvrage que l’on a souvent regardé en souriant pour ses explications qui semblent obscures et fantaisistes. Tory est d’abord graveur et érudit, il a voyagé auprès des grands humanistes, est formé à la philosophie hermétique (pour faire vite, l’alchimie). Dans Champ fleury « qui contient l’art et la science de la vraie proportion des lettres attiques, qu’on dit aussi antiques et couramment romaines, proportionnées selon le corps et le visage humain. » Tory tente de régler le tracé et l’usage de la lettre (capitale) dont il prend pour canon la lettre Attique, située pour lui dans un emprunt des athéniens à l’Ionie. Cette lettre est selon lui imprécisément appelée antique ou Romaine : l’origine (y compris géographique) est pour lui un point crucial, car en bon renaissant, il n’utilise pas ce qu’il ne comprend pas, il doit connaître la cause, et la cause au XVIe siècle, c’est grosso-modo la Raison. Il y a une raison dans tout, et tout est manifestation de la Raison. Donc, cette forme de la lettre qu’il cherche à stabiliser, à réguler, il lui faut aussi l’exposer, la raisonner. En bref, après une exhortation à développer les règles de l’emploi de la langue française dans le livre I, et avant de se plonger sur le making-of de chaque lettre dans le Livre III, le voici, au long du livre II, parti dans une explication alambiquée de l’origine de l’écriture et de ses formes. Suivons-le un instant, même partiellement.

En remontant en grèce, en Ionie où, dit-il, on « expliquait les choses par des fables ». Il réalise une synthèse complexe entre histoire, mythe et forme. Io était la fille du roi Inachus dont Zeus était amoureux. Par crainte d’Héra, il camoufle Io en une vache, mais accepte de confier cette dernière à sa femme jalouse qui le met à l’épreuve en le sommant de la lui offrir. Héra fait ainsi garder Io par Argus-aux-cent-yeux qu’Hermès, envoyé par Zeus, parviendra à endormir, jouant de sa flûte et chantant. La pauvre vache libérée erre jusqu’en Egypte, marquant le sol des traces de ses sabots. Son histoire continue jusqu’à AntIOche. Pour certains, c’est Io qui inventa les 5 voyelles A E I O Y et les consonnes B et T. Hermès (patron de l’hermétisme et libérateur de Io, donc – car le monde est petit) convertit les sons en caractères. C’est un peu Dallas, mais Tory y voit deux enseignements : d’abord, les personnages du mythe sont des symboles, «Argus difforme de tant d’yeux qu’avons dit qu’il avait, signifie ceux qui, de leur rusticité et méchant savoir persécutent les bonnes lettres et sciences de leurs méchantes doctrines arides, et sans élégance […]. Science entre les mains de tels hommes est en captivité, et n’est point repue de douces herbes de grammaire. ni de fleurs de rhétorique, mais de dure écorce de barbarisme, et d’amères branches de solécisme. Mercure [Hermès] jouant de ses pipeaux, et coupant la tête au dit Argus, sera ici interprète et prince, pour l’homme diligent a enquérir la pureté de toutes bonnes lettres et vraie science en s’employant à bien enseigner autrui, tant de la parole que de ses écritures, et rescindant et mortifiant les invétérées barbaries des indoctes, comme nous voyons aujourd’hui faire trois nobles personnages, Erasme le hollandais, Jacques Lefebvre d’Estaple en Picardie, et Budé diamant des nobles et studieux parisiens, qui nuit et jour veillent et écrivent à l’utilité du bien public, et exaucement de parfaite science. » Geofroy reproche sans doute à ses prédécesseurs qui ont tenté de régler le tracé de la lettre, notamment Lucas Pacioli, Léonard de Vinci et Albert Dürer d’avoir brûlé les étapes. On ne dessine pas sans raison. Mais il ne bascule pas non plus dans la scolastique. Il revendique une sorte de gai savoir bien à lui. La lettre c’est la science (on dit toujours « lettré »). La science est pour Tory un équilibre et une harmonie entre la vérité, la technique et l’humanité. C’est un vaste cercle que les humanistes dessinent, où chaque chose trouve sa place. Chaque chose hormis dit-il : les fâcheux jargonneurs, ignares ou savants sans âme.

Quant à Io, elle est la racine des l’écriture, le lien entre microcosme et macrocosme qu’en bon « alchimiste » Tory se devait de trouver.

Masculin, féminin.

Les sabots (et le nom) de Io nous lèguent deux formes (en simplifiant car Tory triche un peu sur le Ω (o long), mais qu’importe au point où il en est :-). Ainsi nous héritons de I, la ligne droite et O la courbe parfaite, le cercle. Avec ces deux formes, combinées, on peut tout dessiner. « Ces deux lettres ci I et O sont les deux lettres, desquelles toutes les autres Attiques sont faites et formées. Le A est fait seulement du I, le B est fait du I et du O, brisé. Le C est fait seulement d’un O brisé. Le D d’un I et d’un O brisé. Et semblablement toutes les autres sont faites de l’une desdites deux lettres, ou de toutes deux ensemble, comme je dirais ci-après, et montrerais par figure et symétrie aidant notre seigneur. » C’est évident visuellement, mais ainsi les lettres trouvent leurs tous premiers chromosomes. La droite, la courbe.

Mais il ne faudrait pas s’atteler à la tâche de dessiner des caractères, en se contentant de saisir ce jeu de formes. Chaque chose à sa place, et aussi en son temps. Ok, je vois les lettres, je devine les instruments du tracé : la règle pour la droite et le compas pour la courbe. Mais je vois aussi mes mains, mes bras, mon corps de dessinateur qui mettront tout cela en mouvement, l’animeront. Quel est le lien de cet instrument là – moi – avec les causes et les effets ? Soit dit autrement, comment je relie sans rupture la chaîne de la création, comment je me glisse dedans, moi ?

Pendant cette première plongée un peu abrupte en hermétisme ressort un trait essentiel. L’homme sera le lien, le mètre étalon du tracé des caractères. La lettre se construira à sa mesure, sur une grille proportionnée, l’homme de Vitruve. Mais la réciproque est vraie, et l’homme est lui aussi constitué en relation avec les signes. Comment ? par un réseau complexe de liens intimes entre chacun de ses organes et chacune des lettres de l’alphabet. Nous tenterons d’explorer cette anatomie, mais ce qui reste émouvant et intéressant dans cette figure de l’homme lettre de Tory, c’est le premier principe de l’équilibre égal et stabilisant entre le masculin et le féminin.

Car évidemment, l’ami Geofroy n’a pas manqué, dans sa génétique originelle en I et en O, d’affirmer un principe sexué de la création, ce qui, vous l’aurez noté en passant, est bien païen pour son siècle. Voici donc le pendant au désir (Clinamen) élaboré par Lucrèce. I et O, faut-il faire un dessin ? La verge et le vase, le sexe de l’homme et celui de la femme. La double essence de l’humanité : masculin – féminin, les deux à é-ga-li-té. Et ça c’est quand même fort : il ne faudra pas l’oublier lorsque l’on construira les lettres sur une grille proportionnée à lui : l’homme est double, l’homme est deux, l’homme est aussi femme. Ah ! les anciens, ça décoiffe, parfois. Rien de génital au final : I et O, pointent bien pudiquement et étrangement… les pieds de l’homme lettre.

Étrangement ? réfléchissons un instant. Les organes génitaux ne nous distinguent pas des animaux. Et les pieds ? Oui, définitivement, qui permettent à l’homme de se lever et de marcher. Sans l’homme debout, pas de module de Vitruve. Pas de carré, pas de cercle, pas de lettre. Qu’est-ce que se mettre debout ? Seul un enfant d’un an pourrait témoigner de la grandeur de cet effort qui lève l’humanité avec lui. L’effort fondateur qui éloigne irrémédiablement l’animalité. IO. Pour permettre tout cela, il fallait le masculin et le féminin. Ce n’est pas tout. Pour construire ses lettres parfaites (car la perfection est bien le but), Tory a besoin d’un module régulier incontestable et il va s’y atteler. Mais nous devons arrêter là pour aujourd’hui.

Permettez-moi juste un bref épilogue, en corps 2 si vous pouvez encore. Si I et O sont l’origine, il est tout de même plaisant de voir qu’aujourd’hui, la binarisation universelle leur a fait reprendre du service : I et O sont revenus 1 et 0. Apparemment si proches, à une différence près, et de taille. I et O sont divisibles, désirants, sexués et féconds. Ils sont faits pour la relation et la descendance, génétiques. 1 et 0 (binaires, non pas mathématiques) sont indivisibles, asexués et inféconds. Pour qu’ils aient quelque chose à dire, il faut les multiplier, à l’identique, par clonage. Des giga-tera-armées de 1 et 0 que l’on s’efforce de miniaturiser, pour compenser et masquer leur honteuse infécondité, celle qui de la parole fait la communication, des discours fait l’information, et des rêves ? Tory dit que c’est au lit qu’il pense et rêve, le typographe du XXIe siècle prend-il encore le temps de rêver ?

4 commentaires sur “Typologies [2] : La règle et le compas

  1. J’aimerais bien lire la suite dans le prochain Graphê. Pensez-vous l’écrire ? Pensez à l’écrire.

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