Correspondances

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image Ce texte est extrait du numéro 52 du Bulletin Graphê consacré à la typographie aux Rencontres de Lure. À commander (5 euros), ou mieux, à s’abonner : 25 euros (ou 15 pour les étudiants et moins de 25 ans) par chèque adressé à l’Association Graphê, 7 rue de Douai, 75009 Paris. (image : le calage du numéro 52 chez l’imprimeur, par A. Goyet).

L’écriture supérieure, adulte, éclairée, car l’écriture analysée, c’est l’al-pha-bet. Écriture débarrassée des scories de la représentation (qu’on pense au naïf hiéroglyphe !), de la multiplicité des choses, bref, réduite à l’élémentaire. Moins on a de signes, plus on est les meilleurs. C’est ainsi que (pour faire court) la philosophie occidentale juge son écriture, justifiant au passage toutes les violences culturelles des derniers siècles…

Nous touchons le tréfonds de cette conception, avec le binaire et ses deux états. N’est-il pas la perfection absolue en ce principe ? noir/blanc, éteint/allumé. Deux signes pour tout écrire. Et le lecteur idéal ? Eh bien, mais c’est la douchette que manie la caissière. Bip ! C’est lu. Sans erreur ni ambiguïté.

L’alphabet. Une écriture si rationnelle qu’on se prend à la regarder, à rêvasser devant ses courbes et ses droites, à l’imaginer autrement, à la redessiner, encore une fois. La typographie, écriture par caractères mobiles, qui manifeste cet alphabétisme – la casse d’ou naîtra la page – est en même temps tout autre chose. Justement parce qu’elle est composition. Elle ne s’arrête pas à la lettre, comme la musique ne s’arrête pas à la note.

« Il y a, en typographie, un dépassement des problèmes de la lettre dans le mot, du mot dans la phrase et ainsi de suite. Une pulsion originelle lie les éléments en des ensembles » écrit Gérard Blanchard (Pour une sémiologie de la typographie. Rémy Magermans). Pense-t-il ici, comme moi, au clinamen que Lucrèce invente pour rendre le désir – et donc la liberté – à ses atomes ?

Un passage par la forme, l’image, un retour à la signification, et on recommence : une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Ainsi se tisse le texte, de dit et de non-dit. De la connotation des polices, car il y a bien mille façons d’écrire un A comme l’affirme la fonderie Deberny et Peignot, à toutes les correspondances, limpides ou plus intimes, plus ésotériques, plus hermétiques qui se jouent dans la page ou ses marges. Hermès est bien le dieu multiple de l’écriture et des liens secrets cachés entre les choses, entre les mots, qui règne sur le royaume de l’analogie.

Le réseau libre, ouvert et infini des analogies déborde le texte, il offre toutes les libertés à toutes les différences qui font que – Dieu merci – nous ne serons jamais d’accord sur le sens de la dernière phrase de la Recherche du temps perdu. Nous ne sommes pas des douchettes de caisse enregistreuses. C’est un début.