Quelque part dans le monde (été 2050)

image Ce texte a été écrit par Frank Adebiaye et est extrait du numéro 52 du Bulletin Graphê consacré à la typographie aux Rencontres de Lure. À commander (5 euros), ou mieux, à s’abonner : 25 euros (ou 15 pour les étudiants et moins de 25 ans) par chèque adressé à l’Association Graphê, 7 rue de Douai, 75009 Paris. (image : le calage du numéro 52 chez l’imprimeur, par A. Goyet). Grand merci à l’auteur d’avoir autorisé sa publication ici.

Artefacts et items typographiques

Je me souviens des années 2000 comme celles ayant vu l’émergence des licences libres dans le champ de la typographie.

Il en a été question en 2008 quand je suis venu à Lurs pour la première fois. Je venais parler de gratuité. Les choses ont rapidement évolué depuis. Google et les fontes sur le Web sont entrés dans la danse. L’Open Source, le libre, sont devenus à la mode au tournant des années 2010, véhiculant même leur propre esthétique. Je suis revenu à Lurs en 2011 présenter la fonderie libre Velvetyne. Nous pensions avoir saisi le Zeitgeist. Et puis, ce mouvement a semblé s’essouffler. En réalité, il avait gagné toute la société, toutes les sociétés. Formats ouverts, travail collaboratif, refonte de la propriété intellectuelle et industrielle, étaient sur toutes les lèvres. On n’imagine plus aujourd’hui la sortie d’un caractère typographique qui ne soit pas modifiable et partageable par tous et partout, à l’infini. Les Typocamps, les marathons typographiques se sont multipliés. Un public de plus en plus large se presse pour créer et modifier ce qu’on ne désigne plusque comme des « écritures en mouvement », selon le terme consacré en nouveau chinois réformé (1). La typographie est, à ce titre, bel et bien devenu un artefact, le fruit d’un processus ouvert et collectif.

Mais le goût de l’entre-soi, l’instinct de possession n’a pas disparu pour autant, loin de là. On les verra sans doute encore fiers et triomphants en 2052 (pour le centenaire des Rencontres de Lure), ces collectionneurs infatigables, ces traqueurs et fabricants d’exclusivité, au service de marques omniprésentes, polymorphes, prodigues d’items de toutes sortes : cartes magnétiques à projection autonome, spécimens holographiques, chambres typographiques immersives, déployés en grande pompe à la gloire d’identités d’entreprises ou de personnalités éminentes.

La notion nouvelle d’oeuvre d’art

Derrière cette orgie graphique et technologique se cache une réalité cruelle : la disparition des fonderies. La multiplication puis la généralisation des campagnes de préfinancement (Kickstarter, KissKissBankBank) ont constitué de fait un désaveu de l’économie des fonderies, incapables de faire face, en amont, aux coûts de développement exponentiels des fontes et, en aval, aux frais depublicité et de promotion. On a alors assisté jusqu’au milieu des années 2010 à une repolarisation des acteurs de la typographie. D’un côté, les fonderies libres (parmiles premières : Open Source Publishing en Belgique,Velvetyne en France) (2) ont évolué en FabLabs, laboratoires d’expérimentation et d’agitation ; de l’autre, les fonderies commerciales sont devenues ou ont rejoint des agences de communication à part entière. En 2020, une session extraordinaire du consortium Unicode à São Paulo réunissant des linguistes, des anciens fondeurs, des développeurs de fontes, le comité exécutif de l’ATypI et des conseils en stratégie et en propriété intellectuellea débouché sur la mise au point d’un standard typographique à l’échelle planétaire intégré dans le droit international et ratifié progressivement par les différents états et zones d’échange. Les produits ou logiciels commercialisés sous le nom de fontes ou de caractères typographiques seraient désormais présumés librement utilisables pourtous les usages. Un droit commercial spécial a été accordé aux auteurs ou ayant-droits pour l’exploitation des produits dérivés directs. La qualité d’oeuvre d’art est réservée aux esquisses et dessins originaux, la paternité étant reconnue selon la règle bien établie d’antériorité. Toute exploitation privative n’est réputée opposable aux tiers que dans le cas de l’enregistrement concomitant d’une marque.

D’autre part, le volet technique de l’accord a officialisé le recours exclusif à des formats ouverts (ufo et ses déclinaisons, svg, otf, ttf, woff, circuits typographiques xml), accélérant le processus de pérennisation à l’oeuvre par ailleurs dans l’ensemble de la chaîne graphique, suite au procès retentissant opposant Adobe Systems à Publimart Executive Worldwide llc, fin 2012. (3)

Une redistribution typographique

Lors de la dernière édition 2040 des Puces Typo à l’espace Firmin-Didot de Bagnolet, on a vu la fréquentation des stands des FabLabs typographiques africains (Maroc et Sénégal en tête) dépasser largement celle des stands des agences typographiques de France métropolitaine. Il faut préciser toutefois qu’une part significative de la scène typographique française a depuis longtemps déserté Paris et ses environs pour gagner des contrées plus ouvertes, plus accessibles, le plus souvent en dehors de l’hexagone. L’espace Firmin-Didot de Bagnolet est le dernier vestige d’une époque révolue. Là où on pouvait s’extasier sur des garaldes ou des linéales, on s’émerveille désormais devant l’extraordinaire créativité des stenciliennes (4) africaines et on collectionne leurs pochoirs originaux élaborés dans les matériaux les plus divers. Les nouveaux imprimeurs se félicitent chaque jour de l’invention de la presse écodurable, mise au point dans le FabLab de Saint-Louis au Sénégal et s’appuyant sur le principe d’une sérigraphie verte recourant à des matériaux naturels carton grège recyclé et résine de lin pour les matrices et encres végétales pour l’impression, ce qui a permis de relocaliser les industries de l’impression dans les centres-villes, offrant à nouveau à ces métiers multiséculaires une visibilité et une proximité perdues depuis bien trop longtemps.

Saisissant la balle au bond, le président du groupement interprofessionnel Imprimerie Nouvelle, Antoine N’Guyen-Ofambé s’est réjoui de ce que FabLabs et agences typographiques, ces acteurs du renouveau et de la pérennité typographiques, aient su surmonter leurs divergences et travailler main dans la main, les uns imaginant et testant ce que les autres iront financer et commercialiser.

On trouve comme chaque année un ancien ou une ancienne déplorant qu’on n’ait pas su sauver l’Imprimerie Nationale quand il était encore temps. Et comme chaque année, on rappelle que l’on a pris soin à l’époque (fin 2015) de numériser en 3D l’ensemble des poinçons et desmatrices, afin de rendre ce fonds accessible à tous. Chaque FabLab ou presque d’ailleurs y était allé de son Romain du Roi ou de son Didot millimétrique (entre autres), sans compter le fonds des caractères non latins qui ont tous été réédités dans leurs pays ou zones linguistiques respectifs, à commencer par l’atelier Jo De Baerdemaeker à Oulan-Bator (Mongolie) (5). On avait par ailleurs répondu aux injonctions accapareuses de Google en transférant l’ensemble du fonds typographique original de l’Imprimerie Nationale dans les locaux parisiens de l’unesco, dansle quartier Balard 2020, non loin des locaux historiques de l’Imprimerie Nationale, dans le xve arrondissementde Paris / Lutèce Ville nouvelle.

On apprécie enfin la présence constante de nombreux écrivains et poètes dans l’assistance. Une prise de conscience typographique était survenue quelques décennies plus tôt en leur sein sous le double coup de butoir des livres numériques et des livres à la demande. Lors de négociations houleuses avec leurs éditeurs, ces derniers ont dû justifier le maintien des pourcentages de l’imprimé pour le livre numérique par une politique active de leur fabrication, ce qui a tiré la qualité de composition vers le haut, bien au-delà de ce qui se pratiquait depuis des décennies pour les ouvrages traditionnels. Bon nombre d’écrivains se sont intéressés aux conditions de matérialisation de leur oeuvre, allant jusqu’à prendre directement en charge la mise en page pour ne pas voir leur rémunération au titre du droit d’auteur indûment rognée et pour s’assurer que leurs écrits seraient produits correctement.

En 2035 à Los Angeles, à la faveur d’un bug d’affichage au cours d’une présentation, il a été brièvement question de typographie lors du congrès annuel des psychologues américains. L’un d’entre eux a profité de l’interruption technique forcée d’un programme, pour expliquer qu’il était tombé un jour sur La forme solide du langage ; c’était un livre de typographie (6), qu’il a lu sans forcément tout comprendre, mais dont le titre l’a toujours hanté. Il s’était forgé la conviction au fil du temps que cette quasi-oxymore renvoyait à une des plus anciennes contradictions de la psyché humaine, vraisemblablement inhérente au langage : nous voulons posséder et, dans le même temps, nous désirons partager.


Frank Adebiaye est comptable-typographe. Il est le co-auteur d’une monographie consacrée à François Boltana & d’un manuel sur les fontes libres. Il est également le fondateurde la fonderie libre VTF.


(1) Le nouveau chinois réformé est devenu langue commerciale mondiale en 2025 lors du sommet de l’OMC de Hong-Kong.

(2) www.ospublish.constantvzw.org/foundry/www.velvetyne.fr

(3) En cause, le préjudice causé par Adobe à Publimartsuite au bug de migration de ses données de la CreativeSuite 5 vers le cloud CreativeSuite 6. À cette occasion,les données de centaines de clients auraient été perdues. Ce conteneur logiciel n’étant pas standard, les données sont restées inaccessibles. Suite à une enquête de l’autorité boursière américaine portant sur les données d’un de ses clients(Bank of America), Adobe a dû expliquer les modalités d’enrichissement des PDF dans la version XX d’Acrobat et dévoiler le mécanisme de son cloud « créatif ». Par ricochet, l’ensemble des spécifications des logiciels de la Creative Suite a dû être publié. Voulant transformer ce handicap en avantage, Adobe a fait de ces spécifications des standards, ouvrant la voie à un flux créatif ouvert, s’appuyant largement sur le format Mars, dévoilé une décennie plus tôt.

(4) Le terme désignant les lettres pochoir pour Jean Alessandrini dans son Codex 1980

(5) En hommage autypographe et chercheur éponyme, pionnier de la renaissance typographique en Mongolie jusqu’à la fin des années 2030.

(6) http://ypsilonediteur.com/fiche.php?id=101