L’homme-livre

image

Petit papier en hommage François Richaudeau rédigé pour la revue Hermès. J’ai apporté des détails issus de mes entretiens avec lui et de mes archives personnelles. Si des choses vous sembles inexactes ou à compléter, merci de me le signaler avec les commentaires.

François Richaudeau, né en 1920, est mort le 26 fevrier 2012 à Lurs, Alpes-de-Haute-Provence, où il résidait. Ingénieur des Arts et Métiers, il était devenu éditeur et chercheur. Créateur du Centre d’Études et de Promotion de la Lecture, il avait fondé les éditions Retz, les revuesPsychologie et Communication et Langages et collaboré à la revuePlanète. Docteur en sciences de l’information et de la communication (avec une étude quantitative du langage écrit et de ses lisibilités en 1988), il était spécialiste de la lisibilité et de la pédagogie de la lecture, auxquelles il avait consacré de nombreux ouvrages.

On lit comme on respire

« Qu’est-ce que lire ? » : l’aventure de François Richaudeau commence au début des années 60, lorsque l’employeur de cet ingénieur des industries graphiques, l’imprimeur Danel, lui propose de prendre la direction d’une maison d’édition (le Club des amis du livre) qu’il vient de reprendre au fameux Claude Tchou. En condition préalable à ce poste, François Richaudeau demande à étudier et mieux comprendre ce qu’est la lecture elle-même. Dans l’économie éditoriale contemporaine, cette démarche semblerait un invraisemblable et dispendieux scrupule.

Dès ses premières recherches expérimentales sur la lecture, la combinaison de l’enregistrement des mouvements oculaires avec des questionnaires de compréhension auprès de lecteurs de niveaux divers lui montre que la lecture n’est pas un balancement régulier, mais un mouvement individuel plus ou moins saccadé, voire très libre. Il découvre ce qu’il appelle les lecteurs virtuoses dont le regard circule non pas de gauche à droite en suivant les lignes, mais bien plus verticalement dans la page. Le lecteur n’est pas un déchiffreur, mais un producteur, libre dans la lecture et dans l’interprétation du texte lu. Il montre que les phrases les plus lisibles ne sont pas forcément les plus courtes, mais celles qui sont construites avec des liens, des conjonctions permettant aux lecteurs d’avancer progressivement dans le texte, d’anticiper, de dialoguer avec lui. François Richaudeau s’intéresse de plus en plus aux figures de la connaissance et aux réseaux non linéaires. Il étudie la stylistique et ses liens avec la connaissance individuelle, et tire de ses recherches des conclusions fortes et originales, tant sur la typographie, la mémoire, que pour la pédagogie, ainsi que des applications sur l’écriture efficace et la lecture rapide. Il propose des applications comme une méthode de lecture dite « rapide » (qui vise en réalité tout autant à améliorer la compréhension des textes lus qu’à accélérer la lecture), la collection des Encyclopédies du savoir moderne pour sa maison d’édition Retz qui proposent des outils pour favoriser une lecture « hypertextuelle », et il publie, sans craindre de bousculer les attendus dans ces domaines, articles et ouvrages, parmi lesquels L’Encyclopédie de la chose imprimée (1977), Méthode de lecture rapide (1972), La lisibilité (1976), L’Écriture efficace (1978), Des neurones, des mots et des pixels (1999). Il fonde et anime les revuesPsychologies et Communication et Langages, ainsi que le CEPL (Centre d’Études et de Promotion de la Lecture). François Richaudeau ne cesse de tisser des liens entre la science et la culture et une certaine sensibilité qui l’aide à se démarquer continuellement, particulièrement dans le domaine de la pédagogie de la lecture, vaste champ de bataille scientifique, méthodologique et idéologique (il suffit de mentionner le retour récent de la polémique sur la méthode dite « globale »), qu’il domine avec un certain humour et intransigeance.

Très lié à l’association typographique des Rencontres internationales de Lure, il y participe activement aux débats sur la lisibilité et propose des réformes radicales du code typographique qu’il juge inadapté et trop conservateur (il préconise notamment de mieux manifester la phrase qui est pour lui l’unité du processus de lecture).

C’est dans ce contexte que j’ai fait sa connaissance. Passionné par la communication, la lecture, la typographie et la pédagogie, François Richaudeau avait un esprit vif, curieux, productif et réellement ouvert, à la croisée des disciplines. Il constituait un aiguillon amical et encourageant, stimulant les explorations thématiques de cet observatoire et forum de la communication écrite. Une cruelle ironie du sort l’avait privé de la vue en 2005, à l’instar d’Émile Javal, ophtalmologiste qui avait étudié la lisibilité au début du siècle. François Richaudeau continuait néanmoins ses recherches, explorant avec un enthousiasme toujours communicatif le motif du réseau dans l’œuvre d’Athanase Kirscher, savant baroque du XVIIe siècle. Il œuvrait sans relâche à construire un réseau intellectuel entretenu par sa gazette de Lurs, fanzine imprimé à la maison avec son épouse et diffusé amicalement. François Richaudeau a au fil de sa carrière et de ses voyages constitué une bibliothèque hors du commun, dont il a fait donation à la médiathèque de Manosque, afin qu’elle demeure entière, accessible à tous, et utile, à l’image de l’idée qu’il se faisait du livre qui n’est rien sans la lecture, sans le lecteur.