L’esprit de la lettre est dans Graphê

« Il est temps de ne plus considérer la Typographie pour son utilité, ni pour ses beautés ; mais en tant que discipline de l’esprit, c’est-à-dire pour son universalité. »
Maximilen Vox

image Ce texte écrit à deux plumes par Nicolas Taffin et Jacques Monnier-Raball est extrait du numéro 52 du Bulletin Graphê consacré à la typographie aux Rencontres de Lure. À commander (5 euros), ou mieux, à s’abonner : 25 euros (ou 15 pour les étudiants et moins de 25 ans) par chèque adressé à l’Association Graphê, 7 rue de Douai, 75009 Paris. (image : le calage du numéro 52 chez l’imprimeur, par A. Goyet).

Une véritable provocation, semble-t-il… Un manifeste sans doute. Et comment cela, la typographie ne serait pas utile ? elle qui véhicule le savoir comme la poésie, elle qui transmet si bien l’information, ou la désinformation au besoin ?

Et comment cela encore, la typographie ne serait pas belle ? Elle si noblement couchée sur le papier d’un bel ouvrage, elle si grandiose au fronton des bâtiments, elle si désirée des chasseurs d’incunables, elle aujourd’hui même si design et si fashionable.

« Il est temps » dit Vox. L’heure a sonné.

L’heure a sonné de ne plus se méprendre. La typographie, servante silencieuse et docile du message de l’Auteur-avec-un-grand-A, comme la typographie ornementale aux riches atours qui ravissent l’Esthète, sont deux figures qui ne font qu’occulter l’essentiel. Quelle-est donc l’essence ? Un lien direct du monde matériel avec l’esprit. L’esprit commun, celui qui relève de tous et non uniquement de ces deux figures élitistes de l’Auteur et de l’Esthète. Et si c’est le cas, la typographie pourrait sans doute prétendre au rang de « discipline », comme par exemple les arts libéraux ou les humanités. En toute modestie…

Tenant d’une typographie latine élégante, inspirée, originale, Maximilien Vox pense sans doute à ces illustres devanciers de la Renaissance – les Claude Garamond (1499-1561), Alde Manuce (1449-1515), les véritables dynasties des Estienne (Robert, 1503-1559), des Elzévir (Louis, 1540-1617) – qui confondaient leurs pratiques d’imprimeurs, d’éditeurs et de libraires, illustrant et nourrissant l’esprit même de l’humanisme. Érudits parmi les érudits, ils se devaient d’être des philologues, afin d’exercer un œil critique sur l’établissement et la mise au point des textes anciens, dont les manuscrits étaient souvent fautifs. Pour ces pionniers de l’imprimerie, le dessin et la fonte de caractères, la presse et la reliure restaient solidaires de l’édition et de la diffusion de leurs ouvrages, sans la moindre solution de continuité. Il n’en allait pas différemment des peintres de leur génération, dont Léonard de Vinci offre le prototype : leurs compétences en matière de dessin, de projection géométrique et d’ingénierie rudimentaire les amenait à l’urbanisme, à l’architecture civile et militaire, à la sculpture, à la fonte du bronze en matière de statues et de canons, au design d’objets, à la scénographie, à la pyrotechnique et aux jeux d’eau…

Mais, alors que les peintres peinaient à se faire reconnaître comme praticiens des arts libéraux, et non plus comme relevant des arts serviles ou mécaniques, les typographes, de par leur familiarité avec la pensée des philosophes de l’Antiquité et des théologiens, étaient considérés a priori comme des intellectuels. Autrement dit, confondus, leur science et leur savoir-faire leur conférait un prestige académique.

Avec le développement concomitant de la science et de la technique, le savoir s’est démultiplié en autant de domaines toujours plus spécialisés, donnant le sentiment que l’ensemble des connaissances n’était plus maîtrisable, même par l’homme le plus savant. Les Encyclopédistes du XVIIIe siècle – les D’Alembert et Diderot – ont encore pu imaginer que l’honnête homme, un aristocrate que son loisir lui permettait de s’instruire, se devait d’avoir une idée générale de la pensée, des arts et des métiers de leur temps. La typographie, pendant ce temps, ne cessait de se mécaniser, de s’industrialiser.

Et dans notre temps voué au développement exponentiel de la technique, le point de vue technologique tend à dominer toute autre considération. La performance reste le seul critère à l’aune duquel l’on mesure la pertinence d’une opération, quelle qu’elle soit. En particulier dans la sphère de la communication où on a rangé la typographie, avec les réseaux, et la computation de l’information. Elle n’échappe pas à la règle commune de la publicité ou de l’économie. Comme toute technique, elle n’est plus perçue que dans sa seule fonction instrumentale.

Il reste certes quelques nostalgiques du beau papier-imprimé-qui-sent-bon-l’encre, mais par cette affirmation, Vox les renvoie en quelque sorte dos-à-dos avec les technocrates de la communication. Il ne dit pas qu’ils ont tort, il dit que ces deux considérations sont insuffisantes. En affirmant que la typographie constitue une « discipline de l’esprit », Maximilien Vox ravive le souvenir de cette époque heureuse, à ses yeux, où le fond et la forme étaient indissociables, où l’esprit et la lettre correspondaient l’un à l’autre, comme les côtés pile et face d’une monnaie.

Il nous invite à penser la typographie, nous tous. Rien de plus, mais rien de moins.