Le lieu propice

« Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors ; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années. »

Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, dernière phrase.

Macule du numéro 2 de la revue Après Avant, live chez Moutot, par Julien Gineste.

Macule du n°2 de la revue Après\Avant, chez Moutot par Julien Gineste.

Il y en a qui enseignent la position à adopter pour bien écrire. Une bonne assise, les bras posés, le dos droit… Moi, j’ai dû apprendre à écrire autrement, à me tordre, à me courber dans un coin, et il me fallait commencer par chercher autre chose. Le lieu propice.

Lorsque j’étais écolier, mes devoirs ne se faisaient pas. J’avais pourtant un joli petit bureau, une chambre calme et de la lumière. Mais non, c’était difficile et long et très pénible de résoudre ce satané problème assis là. Dès le départ j’avais pourtant protesté en classe de cours préparatoire lorsque la maîtresse nous demanda de faire des devoirs à la maison. Je lui répondis que je trouvais suffisant de travailler la journée entière en classe et que non, personnellement, je ne voulais pas, merci. Cela me valut le premier « mot à mes parents ». Les parents, ça n’allait pas fort entre eux.

Et ces longues séances à attendre assis devant mon pupitre que les devoirs se fassent… rien ne se faisait à ma table. J’ai doucement décroché. D’abord cela ne se remarquait pas, j’étais doté d’un genre de capital, qui évidemment s’éroda. Jusqu’à l’échec en quelques années. Mais se produisit alors un déplacement. Une heure de transport le matin, une heure le soir. Je commençais à lire, dans le métro. La découverte de la littérature, tardive, mais extrêmement intensive. Et tout ce qui ne se faisait pas à mon bureau commença à se faire, autrement et ailleurs.

En rentrant la nuit d’hiver tombée, m’assoupissant à moitié dans les classeurs étalés sur mon lit. Ou bien levé tôt, écrivant une dissertation dans la cuisine froide, la maison endormie, pendant que le café coule. Ou assis par terre sur le bitume chaud, faisant les maths juste avant le cours. Apprenant les déclinaisons allemandes assis en haut des marches de l’escalier B, la poussière dansant dans un rayon de soleil. Puis couché dans l’herbe du parc proche, « révisant » l’histoire en caressant des cheveux frisés qui n’étaient pas les miens, ou encore finissant un exposé en tailleur dans les volutes d’herbe et de tabac. Chaque activité s’inscrivait ainsi dans un lieu, une position. Une mention spéciale pour les salles de lecture des bibliothèques municipales où je pouvais me couler des heures durant dans l’atmosphère studieuse si particulière, entouré des usuels, des périodiques, du catalogue, et surtout des autres lecteurs de tout âge. Je les aimais. Je raffinai progressivement la technique, trouvais pour chaque activité le poste et l’orientation qui lui convenait le mieux. La lumière, l’air, la place, l’assise, la compagnie, m’aidaient. Je progressais incroyablement et remontais. Je pus ainsi finir le secondaire et réussir la fac. La machine à écrire puis le petit Macintosh s’immiscèrent à grand frais dans mes études supérieures, avec une tendance à me sédentariser : la difficulté revenait. Mais l’informatique mobile arrivant me convint comme un gant. Me voici à écrire ceci assis en tailleur dans l’entrée.

Car aujourd’hui encore, créer, dessiner, comptabiliser, rédiger un courrier, ou écrire un texte, ne peuvent se faire qu’en un lieu qui le rende facile, ou même carrément faisable, le temps contraint. Ce n’est pas que je dispose d’un palais aux nombreux salons dédiés à chaque art, ni d’une ribambelle d’ordinateurs. Bien au contraire : j’ai peu de mètres carrés et ne suis équipé que d’un portable, depuis des années, avec certes plusieurs écrans additionnels sur lesquels il vient de brancher comme un papillon. C’est simplement le constat qu’ici les choses sont faisables et là elles sont bien plus difficiles. Je peux graphiquer ou typographier sur un grand écran de 30 pouces, mais pour écrire, je dois utiliser plus petit, si possible sur mes genoux, le dos voûté, comme enroulé autour de mon texte. Le grand plan orthogonal, c’est pour le graphiste, l’espace courbe du coquillage, c’est pour le plumitif. Ça m’a sauvé quand j’étais rédacteur en chef d’un magazine devant pondre plusieurs milliers de signes par jour. Le rideau, ouvert ou fermé joue aussi. L’encombrement de la table. L’air qui entre par la fenêtre. Tout se décline, tout participe de l’activité. Quelle heure est-il ? Et autour, qui parle, qui bouge ? Tout cela me semble maintenant si banal et si impératif à la fois… Peut-être comme le sourcier ou l’adepte du Feng shui après tout, mais sans aucune mystique, j’ai constaté que le lieu propice est vital. Je ne fais que m’y loger le temps d’un travail, celui d’écrire.

Ce petit texte a été écrit pour la revue Après\avant, en guise de préparation aux Rencontres de lure 2014 — Chemins de faire, activer la page blanche du 25 au 30 août 2014. Pour en savoir plus : http://delure.org et pour commander la revue sur le site du diffuseur R-diffusion. Photo de macule par Julien Gineste.