Notes d’electure 3 : la page

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¶ En fait, ce qui a été détruit, je pense que ce n’est pas le livre. C’est la page. Vraiment (ah ! le point de vue du typographe :-). Débattre directement du livre, c’est passer un peu vite à côté. Il est vrai que sans la page, pas de tranche, et sans tranche, pas de d’épaisseur. Le livre est écrasé. Il faut composer avec ça.

¶ Le livre est désormais assimilé au texte, donc intellectualisé et détaché de son support. On peut d’ailleurs changer au fil même d’une lecture les dimensions des caractères, l’empagement et multiplier le nombre de « pages ».

¶ La mise en page n’est plus ce qu’elle était, mon bon. Ne plus la penser comme fixe mais comme variable. Anticiper le changement, les modifications.

¶ Le livre électronique est le cul entre deux chaises : il doit passer de la double page de papier à l’écran (surface profonde et amnésique). Multiplier les écrans est possible pour afficher des informations différentes, pour étendre l’espace virtuel. Mais pour reconstituer la double page, cela semble anachronique : le pli est le pli du papier qui crée deux espaces à partir d’une surface, ne juxtapose pas deux espaces. Tant qu’on ne peut pas plier un écran, on abandonne la double page et donc la page.

¶ Comment définir un espace correct, comme la page, quand le texte peut s’écouler différemment, changer ? Si on doit abandonner la double page, et aussi la page, puisqu’on est dans un écran. Il faut réintroduire un espace de lecture protégé.

¶ La page était un fragment du monde des idées, isolé du monde réel, qui environne le lecteur, par des marges. Pour Tschichold, la stabilité de l’empagement est d’ailleurs sacrée, preuve de son réel retour au classicisme. On ne joue pas avec cette frontière. Ça il faut le conserver, car sinon c’est la lecture même qui est mise en déséquilibre.

¶ Mais désormais, la suite du texte n’est pas derrière la page, il ne faut pas tourner celle-ci pour la découvrir. La suite du texte est ailleurs dans la mémoire. Derrière, à droite, à gauche, en dessous, nulle-part ? Il y a donc une question de gestuelle (bouton physique, surface sensible), mais également une question typographique : comment amorcer cette continuité. Dans un navigateur web par exemple, la suite est en dessous. Ça se voit, le texte est tronqué en bas.

¶ Un ebook ne se feuillette pas, il ne se scrolle pas. Il se flicke (se clignote). c’est dur pour les yeux de ceux qui comme moi lise et en même temps avancent, reviennent, feuillettent.

¶ Des marges donc. Pas trop (chaque pixel coûte à l’empagement) Certainement pas égales, pour créer un espace imaginaire de la suite du texte.

¶ Il n’y a aucune vraie raison pour que la page électronique n’émette pas du tout de lumière.

¶ La typographie des livres électroniques : moins on met de signes par ligne, (petit écran ou résolution insuffisante), moins on a un texte. En gros corps, la discontinuité est telle qu’elle désarticule le texte. Mais en petit corps, même en interlignant généreusement, la pauvreté formelle des signes rend la lecture fatigante. On en revient aux problématiques de la lecture en ligne : une sans-serif serait préférable pour les petits corps (pas comme ici) et une serif pour les grands.

¶ Idem pour la justif. Tant qu’on a pas un réglage convenable des espaces (intermot et interlettre dans une moindre mesure), la justification est très malheureuse. C’est un problème logiciel. Un fer à gauche rend la lecture plus facile et rapide mais nuit encore à l’empagement.

¶ Des problèmes typographiques, il y en a plein. Quelle horreur cette feuille de style par défaut, les exposants qui espacent la ligne qui les précède !

¶ Une fois de plus, la justesse de la composition prime. Le choix des caractères vient en second, et devient un problème juridique. Le premier fondeur qui l’a compris a gagné !

¶ Quand je dis tout ça, ce n’est pas esthétique, c’est d’abord pragmatique. Tout ce qui accroche ralentit la lecture. Lire vite (et non pas vite lire) c’est lire bien. Les ebooks doivent être bien lus. Le mieux possible.

¶ La page n’existe vraiment plus (comme espace). Par exemple : les notes ne doivent plus être en bas de page (et évidemment pas en fin d’article ou de volume !). Elles doivent (devraient) être dans un fichier séparé accessible à l’endroit même de l’appel de note, dans une fenêtre modale, par exemple. Voilà une occasion de faire un progrès !

¶ De même le titre courant n’a plus de sens, dans la page du moins. Il peut y avoir une zone standard réservée dans l’écran pour afficher le titre de l’ouvrage en cours (comme la barre de titre d’une fenêtre) et probablement la progression (% lu). Mais cela ne doit clairement pas se faire dans la page, ni aléatoirement selon les livres.

¶ Folio : voilà un autre problème. Comme la page est déconstruite, le folio n’a plus de sens. MAIS c’est lui qui permet toute référence, citation, retour ultérieur, comparaison avec l’édition papier. Une numérotation de référence doit être introduite au départ. Paragraphe par paragraphe serait plus pertinent que page par page. Elle doit aussi pouvoir être dissimulée. Problème : Si nous pouvons le faire pour nos livres, il faut aussi le faire dans notre liseuse, car d’autres ouvrages n’en disposeront pas.

¶ Des pages à maintenir, voire à multiplier : des sauts de page, des pages de titre (d’ouvrage mais aussi de partie, et aussi de sous-partie, chapitre). Elles restructurent un ouvrage dont le flux est déstructuré sans la page.

¶ Des pages à suspendre en attendant que l’écran se mette au niveau du papier (quelques mois seulement, j’espère), les pages très structurées : colonnes multiples, corps différenciés, graphes et tableaux sont encore trop mal rendus.

¶ On peut, en attendant, et à la rigueur, imaginer une colonne principale et une glose. C’est encore très juste.

¶ L’écran ne peut être une fenêtre sur la « page » : le zoom, ça ne marche pas. Une « page » doit avoir comme taille 100% ou un peu moins de l’écran qui l’affiche. Jamais plus.

¶ Cela signifie : beaucoup de souplesse et d’anticipation, ou bien, beaucoup de versions :-(

¶ La mise en forme se fait à plusieurs niveaux : dans nos propres ebooks (format et css embarquées) mais également dans notre liseuse pour les livres venus de l’extérieur. Stanza propose beaucoup d’options intéressantes pour la typographie, qu’on peut regrouper en « thèmes ».

¶ Il faudrait corriger un minimum les livres du domaine public (Gutenberg) à la volée. J’ai une liste des choses à faire.

¶ Typographie : il faut faire un ménage juridique rapidement. On ne peut embarquer que des caractères dont la licence le permet. Il faut introduire une nouvelle classification typographique et tager les polices. Pirates (hum hum, très peu), légales sous license (laquelle), libres, diffusables. Pff, quel travail ! C’est un problème de posséder une licence pour un caractère et de ne pas pouvoir s’en servir pour composer un livre : les dessinateurs et fonderies se fourvoient. Combien de temps avant qu’ils ne l’aient compris ?

¶ Lire c’est choisir, lire c’est écrire : où est-ce que je le fais ? Que devient le fragment que j’ai élu et commenté ? Il doit devenir un nouveau document à part entière, pérenne, échangeable, ouvert et accessible soit à partir de l’ouvrage, soit à partir de ma propre bibliothèque de documents. Si les DRM ne permettent pas de copier le texte, une référence précise à un paragraphe devient précieuse à cet égard. Elle permet de publier (publier c’est protéger) le plus rapidement possible mes notes, les extraits concernés ou à défaut leur référence la plus exacte.

¶ Les notes à main levée (Sony) sont une fausse bonne idée, car justement, l’espace (de la page) n’existe plus : maléable, élastique. Souligner ou entourer un alinéa n’a pas de sens. Il faut le cocher, attraper son identifiant définitivement et ajouter une note. Bref, il faut d’abord un objet, le plus granulaire, universel et perenne.

¶ Il vaut mieux m’arrêter là sur la page : le reste, l’essentiel d’ailleurs, se fait en composant.