Le 2 décembre 2020, Olivier Taffin, mon père, est mort à Marseille où il habitait, cédant à son emphysème pulmonaire. J’étais si habitué à nos petits rituels de papa et de fiston, au fait qu’il avait une vie publique bien avant moi, à nos conversations, même discontinues, à sa manière de vouloir toujours parler de l’essentiel tout en essayant de nous rassurer, et donc d’esquiver en souplesse, que j’en ai oublié de dire qui il était. Je ne pensais pas qu’il avait besoin de moi pour ça. Je me suis peut-être trompé. Et c’est peut-être moi qui en ai besoin. Alors je vais jeter trois mots ici. Des impressions plutôt que des faits, qu’on trouve bien listés sur sa page Wikipedia. Ou des images, il y en a plein de ses toiles sur son site, et pour la BD je reviendrai bientôt.
Olivier avait soixante quatorze ans et était artiste. Il avait plusieurs modes d’expression et de création, trop peut-être, pour dire en une fois : peintre, sculpteur, cinéaste, dessinateur, auteur de chansons, de romans, de théâtre et d’opéra, prof municipal de dessin, et peintre encore, chanteur enfin, pour ce dont je me souviens. Mais moi je l’ai connu tard, déjà, à vingt quatre ans. J’ai manqué ses années 50 et 60…
Il n’était pas artiste pour le plaisir de faire des choses créatives avec ses doigts, il était artiste de cette nécessité intime et violente qui rend le travail artistique lui-même pénible. Avec ses obsessions, sa difficulté à s’y mettre, son angoisse insoluble dans la bière ou le jaja, ses cigarettes fumées accroupi à évaluer ses créatures en devenir posées sur les tomettes. Il était artiste pour guérir ses plaies de l’âme, son adolescence pénible, la perte de son frère, ses espoirs déçus, mais jamais trahis, d’utopiste né à nouveau en 1968, son désir frustré de reconnaissance, autonome par contrainte, mais indépendant par volonté, érotomane de l’imaginaire, retourneur d’images, amoureux de paroles, de sa femme, de son quotidien, de ses enfants. Nostagique plusieurs fois expulsé de son passé.
Pris dans ses nécessités intérieures, il peinait à choisir son champ, à chercher à plaire, à communiquer ses œuvres, et à s’insérer dans le monde organisé des choses identifiées. Il s’appauvrissait à force de chercher partout sauf là où est l’argent, même dans le monde de l’art. Il ne savait pas se faire entreprise, obtenir des subventions, plaire aux dracs. Il produisait peu, ruminait beaucoup, prenait son temps sans vraiment le vouloir. Ce temps, qu’il préférait toujours à l’argent, en faisait quelqu’un d’abordable dans un monde de gens pressés, un peu comme dans un film où tout le monde passe en accéléré sauf un personnage qui est au ralenti.
Angoissé plus que bougon, désespéré, doux, attentif, curieux. C’est un drôle d’équilibre, de mélanger tout ça avec l’exigence d’authenticité et le refus des concessions. Sa manière d’être père : me recadrer à chaque fois qu’il sentait que je me perdais de vue ou me trahissais par des choix superficiels ou une attirance pour la facilité, et me câliner quand je lui annonçais un truc comme un ènième redoublement… Un peu Jedi, mais sans la mystique.
Car l’enfance est le lieu des mythologies. Vous en voulez ? J’ai déjà raconté le paradis perdu de ma petite enfance, en 2005, mais j’ai encore de l’épique en tête. En voilà un paragraphe. Quand il m’apprenait à faire bouger les dessins dans un petit carnet rien qu’en le feuilletant, et aussi avec une caméra super 8. Quand je déballais fièrement un malabar dans la cour de récré pour montrer à mes copains le petit comic qu’il avait fait dans l’emballage. Mes mercredis, samedis et dimanche dans l’atelier de BD de l’impasse Bergame, que je passais dans la mezzanine au dessus des dessinateurs Cabanes, Lacaf, Loisel, qui inventaient avec lui la BD pour adultes, et lisant des choses pas du tout de mon âge en respirant leur fumée. Des soirs sous l’édredon, avec un peu de buée qui sort de la bouche, lisant à la lueur de la lampe à pétrole quand EDF avait coupé l’électricité, ou quand le proprio esthète venait se servir en tableaux pour suppléer au loyer. Quand je m’endormais dans les fêtes et les vernissages après avoir bien mangé. Mais malgré ça j’étais tellement gâté, le boîtier Olympus d’occasion pour faire mes premières photos, l’apprentissage du labo pour les développer, ou l’ordinateur Sinclair alors que je réclamais depuis des mois une console comme les autres gamins : « Tu n’as qu’à les programmer, si tu veux des jeux », cadeau comploté avec ma mère, quand ils étaient divorcés mais encore alliés pour me faire plaisir. Je me souviens de ma bouderie quand il reconstruisait sa vie avec Cornelia et que moi je l’aimais bien, la galère bohème d’avant. Ces journées France Inter. Je me souviens de nos voyages invraisemblables, en 2CV enfant, ou en DS adolescent avec le vomi du chat et de Juliette en alternance continue. Ou de cette transhumance dans un camion fou avec Richard pour poser la famille et ses meubles expulsés de Paris à la campagne. Cette belle maison au bord de la rivière, ses filles Juliette et Lucie heureuses et musiciennes, que je voyais de moins en moins. Je me souviens du jour où il voulait revenir à Paris mais n’en avait plus les moyens immobiliers, que je lui ai dit : « Tu devrais aller voir Marseille, ça te plairait, c’est pas la province, c’est autre chose, un peu comme le vingtième ».
On pouvait se confier à lui, sur l’essentiel. Qu’on soit une enfant, un adolescent, un adulte ou une vieillarde. L’accessoire l’intéressait peu. Personne se s’y trompait et il avait de nombreux amis d’une vie, indétachables, ou copains d’un comptoir. Il devait aussi faire fuir, pour ces raisons, celles et ceux que ça angoisse et qui préfèrent se blottir au creux des choses. Les autres, il les régalait avec des délices de la table, si centrale que la journée entière s’organisait autour d’elle.
Un portrait pareil est sans doute raté : j’imagine que celles et ceux qui le connaissent déjà le trouveront un peu ressemblant, et qu’il restera un mystérieux brouillard pour les autres. J’ai vécu toute ma vie jusque là avec un Olivier splendide arbre dans mon jardin mental. Je ne me rends pas encore vraiment compte de ce que va donner la vue sur l’autoroute, maintenant qu’il est abattu. Je pense à ses amours, les mères de ma vie, mes sœurs, ses petites filles.
[màj] Au cours du mois de décembre 2020, si vous souhaitez participer à ses obsèques, vous pouvez vous joindre à une petite cagnotte.
Merci pour ce magnifique portrait d’Olivier sur lequel j’aurai sûrement buté à trouver votre juste et belle poésie pour l’évoquer. Nous nous étions connu rue des Orteaux, j’étais au 39. Nous sommes devenus amis. Je voyais pousser les filles jusqu’au départ du quartier. J’ai suivi aussi la même trajectoire, exproprié par la ville suite aux préemptions du paté de maison… ( le dessin m’évoque bien des souvenirs). Nous sommes restés amis et en contact parfois malgré les distances géographiques et les écarts de la vie. J’aimais beaucoup la famille ( sans te connaître malheureusement ). Je vois des fois Lucie à des spectacles, et aussi Cornélia et autres amis lors d’un anniversaire place de la Réunion. ( suis aussi ami avec Pierre doc et Marie Psy ). Je garderai ta phrase sur Olivier, splendide arbre dans ton jardin mental et maintenant qu’en sera t’il de la vue sur l’autoroute? J’ai perdu beaucoup de proches très importants dans ma vie qui m’ont aidé à me construire, et je connais cette douleur. Il n’y a que le temps, et ce qui vit d’eux en nous par leurs transmissions, qui peux redonner des couleurs à la vie. C’est, je crois, les honorer de ce qu’ils nous ont offert avec amour. Voilà! Cette mauvaise nouvelle m’a affecté aussi même si je ne suis pas du premier cercle. J’ai une pensée pour vous, pour lui. Encore merci de cette belle évocation. Peut-être un jour?
Merci et bravo pour cet écrit sur cet être précieux. Je suis très touché de savoir que je ne pourrais plus partager avec lui. Bien à vous et au plaisir.
Bien écrit et tendre. Si j’arrive à pondre quelque chose, j’envoie.
Un beau portrait très fidèle…. on pense à lui, on pense à vous !