Lundi 19 novembre 2012, J’étais invité à participer au Programme de formation Le Rendez-vous des lettres, dont le thème était : les métamorphoses de l’œuvre et de l’écriture à l’ère du numérique. Vers un renouveau des humanités ? 1. Dans une table dite ronde aux côtés d’Alexandra Saemmer, de Bertrand Gervais et de Serge Bouchardon, on me balança la question suivante :
La dématérialisation des livres instaure-t-elle une réalité textuelle nouvelle ?
Avant toute chose, je tiens à vous remercier de me charger d’une telle question, avec un petit quart d’heure de parole, c’est ce qu’on appelle un vrai cadeau. Pour essayer de m’en sortir vivant, je vous parlerai du point de vue de la forme, du point de vue typographique qui est le mien en tant que professionnel, éditeur, ou responsable de l’association des Rencontres de Lure. Je consacrerai cinq minutes au terme de dématérialisation, cinq autres à celui de reproductibilité, et les cinq dernières à la notion de transmission. Et si jamais j’échouais, je vous invite à prolonger la réflexion cet été à la semaine de typographie de Lure 2.
Les cinq minutes de la dématérialisation
immatériel ?
Le détachement progressif du support existe dans l’histoire de l’impression : la typographie est à l’origine une empreinte laissée par pression dans le papier, comme on bat la monnaie (τύπτειν). Avec l’offset, l’impression devient une trace grasse laissée à la superficie du papier humide, sans profondeur. L’impression xérographique qui vient ensuite est l’adjonction d’une couche réellement extérieure au papier, de toner déposé par électrostatique et que l’on doit ensuite fixer par cuisson. Une croûte qu’on peut gratter en quelque sorte. Elle annonce — et accompagne encore — le numérique qui fait exister le livre autant sur un disque, à l’écran, que sur les feuilles qui en reçoivent une impression à la demande. On parle pourtant toujours au fil de cette histoire de typographie.
« Ceci cela »
Le dite dématérialisation numérique peut néanmoins être relativisée… premièrement parce que le numérique est plus matériel qu’on veut bien le dire. L’industrie du hardware, du software et maintenant des données stockées dans le nuage met en œuvre considérablement de matière et d’énergie. Le bruit et la chaleur d’un datacenter en laissent un souvenir durable. On peut plutôt parler d’un transfert de matérialité, d’une centralisation de celle-ci matérialité dans les mains de quelques industriels de la connaissance.
Deuxièmement parce que le livre n’est pas aussi matériel qu’on le croit. Celui-là même qui pèse son poids, à en courber les étagères, n’est après-tout qu’un exemplaire qui se remplacera aisément s’il est détruit. Dans une fameuse description, l’archidiacre de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo décrit le livre, opposé à la pierre de l’édifice, comme un flux réticulaire, volatil et ubiquitaire la menaçant même directement, comme la vague de connaissance qui balaiera l’obscurantisme. « Ceci tuera cela ». 3
La matérialité, cet attachement
Ces deux points en amènent un troisième : l’investissement de l’objet. Le livre, mon exemplaire qui tient dans mes mains, que je possède et caresse, devient mon fétiche de savoir. Ce tout, fini, clos entre ses couvertures, dans la religion de laquelle je suis né… L’angoisse exprimée de la dématérialisation, dont nous avons vu qu’elle est tout de même relative, est aussi l’expression d’un agacement d’être dépossédé de mon objet.
Du style
André Gunthert évoque L’œuvre d’art à l’ère de son appropriabilité numérique 4 (relayant en le citant Walter Benjamin qui questionnait sa reproductibilité technique en 1935) et du conflit entre l’appropriation, de plus en plus facilitée, notamment par la reproductibilité — la fameuse copie, et de la propriété réelle, de plus en plus armée. La matérialité ressentie est sans doute une fonction de l’appropriabilité, et de la possibilité de transformer, comme elle est une fonction du style, soit des traces du travail humain. Du temps, en somme, comme le décrit si bien Gilles-Gaston Granger 5. Le style peut se loger partout, dans l’œuvre… comme dans le code source. Le voir, c’est voir le potentiel du livre numérique.
Ah ben oui ! On va vite…
De la reproductibilité
Typographie & alphabet
La typographie, cinq cents ans avant le numérique, c’est la reproduction mécanisée, une industrie, accolée à un art. La combinaison laborieuse de caractères mobiles ne vaut que par le tirage qui la suit. Elle souligne au passage, en la matérialisant, la nature combinatoire de notre écriture. Ceci au point que la pensée occidentale affirme – dans les livres – la supériorité de l’abstraction à l’œuvre dans son écriture.
Le typographe lui, gardien des signes, serviteur modeste et silencieux, les peaufine, les redessine sans relâche, œuvrant à en améliorer la lisibilité, lubrifiant le passage du signifiant au signifié qu’attendent l’irrrremplaçable auteur et l’exigeant lecteur. La matérialité, ce sont d’abord eux qui veulent la quitter.
Contreformes
Mais comme il est facétieux (phrase précédente), le typographe sait aussi animer le petit théâtre des signes. Metteur en page, metteur en scène : il glisse entre les lettres, les mots, les lignes, de petits ou grands déraillements. À contresens, il appelle la contreforme. C’est une marque de son passage, du temps passé ici, le style. Ce savoir faire, infinitésimal, est très riche. Il se transmet essentiellement oralement. On le sous-estime beaucoup par ici, malheureusement.
Humanisme & communication
La typographie, par l’appropriabilité éminente qu’elle apporte à tous renouvelle la relation au texte. Sélection, établissement, correction, traduction, critique, échange, débat : l’édition prend racine dans les scrupules qu’induisent le tirage à contrario de la pratique solitaire du copiste et de ses dérives (erreurs, censure, etc.) et l’humanisme de la Renaissance est ainsi irrigué, 6. De là à dire que la pratique critique est aussi une fonction de l’appropriabilité (et donc inverse de la propriété)… il n’y a plus qu’un tout petit pas.
Mais cette idéologie humaniste de la typographie livresque en rencontre une autre, sur le terrain numérique. La théorie de la communication et la cybernétique, nées à la fin des années 40, véhiculent une pragmatique du signal et une dévotion à la transparence relativement indifférentes à ce qu’on appellerait l’œuvre ; et quand elles s’y intéressent, c’est en tant que moyen pour se focaliser sur le phénomène de l’attention (et son économie).
Transmission
Vous avez sans doute vu Steve Jobs, une figure de proue de la Silicon Valley, exprimer dans un célèbre discours à Stanford 7 la dette qu’il avait envers la typographie. Du point de vue technique, mais aussi du point de vue intellectuel, et intime. Et si le moment était venu d’évaluer l’apport possible du typographe dans le grand jeu technique qui se joue maintenant ?
La page
Un texte se compose et décompose. La structure et le rythme de ce cycle, le jeu des contreformes, chorégraphie du lisible et du visible, du regard et du temps existe sur tous les supports. Et les styles, si mal utilisés par les éditeurs sur le papier imprimé (qui ont abandonné l’investissement typographique aux publicitaires pour augmenter leurs marges) deviennent franchement indigents avec l’ebook, alors que tous les moyens techniques sont présents dans ce format. Il est d’ailleurs amusant de voir les lecteurs s’approprier le travail de correction, de stylage, quitte à casser au passage les DRM que les éditeurs mettent sur leur chemin.
Métonymie
Le livre est un mot à extension variable c’est à la fois mon exemplaire, cette édition, le texte qu’on y lit… Le jeu de la composition permet de changer de registre, de s’ancrer ou de sublimer le support en jouant sur les tensions ou les ambiguïtés (signifié / signifiant, lisible / visible, espace / temps, forme / contreforme, sens / non-sens), et de cesser par exemple de confondre la tablette avec le livre : la liseuse n’est pas la nouvelle matérialisation du livre. C’est sans doute d’avantage son encodage.
Usages
La lecture est stimulée par la typographie. Elle ménage les séquences, les trous, les marges, les gloses, les outils d’indexation qui impliquent le lecteur dans une interactivé (authentique et non simulée) qui s’appuie sur la conception fondamentale de la lecture comme production de sens. Très loin de la consommation donc, messieurs-mesdames les éditeurs. Ceci détermine par exemple le choix du format, des standards, du codage et de la licence. Je le redis un coup : lire c’est enrichir, échanger, partager. Car lire c’est écrire, bien-sûr.
Sale caractère
Voilà maintenant les cinq minutes de trop, celles que je vous vole en dépassant sur mon temps de parole. Ce petit cheminement nous aura aidé, j’espère, à aborder plus sereinement ladite « dématérialisation », et à saisir ce qui peut d’avantage en elle relever de la renaissance. On pourra par exemple déconstruire un peu de vocabulaire commun ces temps-ci :
« Livre papier » dit-on en l’amputant de sa préposition « de ». C’est un livre réduit. Un livre sans texte, sans âme et sans forme. Un livre de technocrate et de marchand (ce qui nous rappelle au passage que le livre n’a pas attendu le numérique pour être médiocre). Je lui préfèrerai le livre imprimé, tout simplement. L’adjectif et substantif y soulignant l’intention et la médiation, le temps et la connaissance consacrés à sa mise au monde.
« Livre augmenté », gonflé aux médias et aux interactions simulées souvent précalculées proposées à des lecteurs dans une relation plutôt diminuée. Je préfèrerai une appellation comme livre réticulaire, évoquant un prolongement du texte au-delà de sa forme, au delà des couvertures qui faisaient du livre un ensemble clos et fini. Un livre encodé pour la libre circulation des lecteurs, la reprise, le partage, la transformation. Un livre qui allie l’humanisme et la transparence communicative en devenant une source claire.
Une méta-écriture comme nouveau corps de l’écriture, par la médiation du style et démultipliant les usages. C’est, oui, une réalité textuelle nouvelle. L’imprimé peut même en faire partie. Le livre est ouvert.
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http://pnf-lettres.crdp.ac-versailles.fr ↩
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http://delure.org ↩
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Sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k37492v/f274. ↩
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http://culturevisuelle.org/icones/2191 ↩
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http://books.google.fr/books/about/Essai_d_une_philosophie_du_style.html?hl=fr&id=VvtDAAAAIAAJ ↩
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Les travaux de Lucien febvre, Henri-Jean Martin et de Roger Chartier rendent parfaitement compte de ces aspects. ↩
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https://polylogue.org/steve-jobs-et-la-typographie-a-la-vie-a-la-mort-maj/ ↩