Parue dans Graphè 39*, une petite palabre typographique sur Lucrèce. La revue n’a malheureusement pas précisé qu’il s’agit d’une série dont le titre s’inspire de Roland Barthes, sémioticien critique et formateur de Gérard Blanchard (qui anima les Rencontres internationales de Lure jusqu’en 1998). Dans ses « Mythologies », Barthes décrit et analyse les mythes à l’œuvre dans le quotidien des années 60, ses figures et ses objets… Ici, nous retrouvons des traces de la typographie dans quelques textes. Si vous avez peur d’avoir bobo à la tête, sachez que le délicieux module d’analyse linguistique de Word vous assure que ce texte est lisible au niveau du secondaire ;-) * Graphè est disponible sur abonnement 25 euros /an, adresse Graphè, 7 rue de Douai, 75009 Paris.
Le texte complet de ce premier épisode est donc rangé ici dans « lire plus » : Rien ne se perd, rien ne se crée… quand j’ai (vraiment) découvert la typographie, j’ai d’abord été frappé par la similarité de la lettre avec l’atome, que la typographie rendait presque tangible. « L’alphabet en vrai », ai-je envie de dire, comme si l’écriture demeurait virtuelle tant que le plomb ne la rendait pas réelle, semblait signifier quelque chose de plus universel à propos de la matière ou du monde. Simple, évident, et pourtant déjà fascinant : une petite famille de lettres, en vrac – mais pas en désordre, puisque bien rangées dans leur cassetin – combinables le temps d’une forme signifiante, utiles le temps d’une page, puis séparées, rangées, prêtes à resservir. Regarder de plus près ces éléments minuscules que sont les lettres ne devait non plus décevoir… mais il faut bien commencer par le commencement.
De l’atome à la typographie
Dans l’ordre de cette « genèse » (pourtant matérialiste) le verbe n’est pas pour rien. Tout commence par une analogie : « Tiens, ceci (la typographie) ressemble à cela (l’atomisme) ». Et si cette ressemblance était en réalité un peu plus qu’une ressemblance, disons… un souvenir peut-être ? Nous voilà dans les rayonnages en quête des premiers « atomistes» (ceux qui recherchent les principes dans la matière même des choses, les philosophes matérialistes). Et ça remonte loin : Lucrèce, avant lui Épicure, Démocrite et encore avant, Leucipe.
Au cinquième siècle avant Jésus-Christ, pour Démocrite, tout comme pour Lucrèce au premier siècle avant Jésus-Christ, il n’est évidemment pas possible de mener les expériences physico-chimiques de laboratoire qui permettraient de démontrer l’hypothèse atomiste. Lucrèce, dans son grand poème « De la nature », écrit donc pour soutenir du mieux qu’il peut cette hypothèse : « Réfléchis ; dans nos vers mêmes tu vois nombre de lettres communes à nombre de mots, et cependant ces vers, ces mots, est-ce qu’ils ne sont pas différents par le sens et par le son ? Tel est le pouvoir des lettres quand seulement l’ordre en est changé ! »* *(Lucrèce, De la Nature, I, 824-830, trad. Henri Clouard.). Pourquoi n’en serait-il pas de même dans la nature avec les atomes, demande-t-il à son lecteur en le tutoyant. Nous y voilà : ce n’est donc pas la typographie qui rappelle l’atome, c’est en quelque sorte l’atome qui appelle la typographie. Pourquoi ?
Figure, ordre et position
Comme la lettre, l’atome décompose le monde en éléments simples. Comme l’atome, la lettre décompose le discours en éléments simples. Et réciproquement (je plaisante, c’est juste pour voir si vous suivez). C’est le magnifique principe de l’écriture alphabétique que de réduire le nombre de ses signes face à la complexité du réel qu’il doit désigner et des idées qu’il doit fixer. Vingt-six lettres pour tout écrire, de l’annuaire à « la Recherche du temps perdu ». « Le plus beau poème n’est jamais qu’un alphabet en désordre » aurait dit Jean Cocteau. Et avec la typographie, ce principe de réduction alphabétique devient un outil, un moyen de production. Gutenberg ne fait que « mettre au monde » ce qui était avant lui l’essence de l’alphabet, comme l’écrit Gérard Blanchard, « Ce que Gutenberg invente, vers 1437, ce n’est pas l’imprimerie, comme on le dit trop souvent, mais la typographie, c’est-à-dire l’art d’écrire avec des “types”»* *(Gérard Blanchard, Pour une sémiologie de la typographie, Rémy Magermans). Toute la littérature passée, présente et même à venir est déjà là, au repos dans la casse. Nul besoin de kilomètres de rayonnages, Monsieur Borges : votre bibliothèque de Babel, c’est la casse…
Chez nos atomistes, donc, la variété et l’abondance naturelle sont issues de la combinatoire infinie des éléments simples, l’essentiel devenant d’une certaine manière la grammaire ou le codage : « Ces philosophes prétendent que les différences dans les éléments sont […] au nombre de trois : la figure, l’ordre et la position. Les différences de l’être, disent-ils, ne viennent que de la proportion, du contact et de la tournure. Or la proportion, c’est la figure, le contact, c’est l’ordre, et la tournure, c’est la position : ainsi A diffère de N par la figure, AN, de NA par l’ordre, et Z de N par la position. ». *(Aristote, Métaphysique, A4, 285b, 12. Trad. Jules Tricot) Regardons bien comment, dans cette dernière phrase, la lettre n’est pas prise comme un simple exemple, mais est la source même de l’idée. A et N ont bien des formes différentes, AN et NA sont bien deux paires différentes de ces deux lettres, et Z et N sont bien la même figure (schématiquement, d’accord) pivotée. Trois possibilités donc : une différence de forme entre les éléments, l’association des éléments, et leur disposition dans l’espace. Trois principes qui « parlent » au typographe, graveur ou compositeur. Jouons le jeu un moment, dans l’idée que tout cela n’est pas une réduction stérile, mais que ces trois principes sont pour nous aussi ceux d’un véritable big bang, infiniment divers, chatoyant et fertile.
Figure : nous voici face à l’immense diversité des typographies. Des formes qui évoluent dans le temps et dont le renouvellement permanent est encore accéléré par les besoins de la publicité au début du siècle dernier. La typothèque universelle est si grande qu’il faut inventer des classifications pour s’y retrouver. Et encore, n’y regardons pas de trop près, car un caractère est en fait une famille, parfois très étendue (l’Univers d’Adrian Frutiger et ses 21 variations) ; et le typographe ne s’arrête pas là. Les 26 lettres de l’alphabet ne représentent qu’une partie (de plus en plus minoritaire) des glyphes de sa casse informatisée. Le phénomène est déjà vrai chez Gutenberg, dont la casse dépasse très largement (10 fois environ) les 26 lettres. De plus près encore ? nous découvrons que chaque caractère n’a pas le même dessin selon sa grandeur… une infinité fractale.
Ordre : c’est celui du discours, un mot après l’autre. Comme l’atome, la lettre est invisible parce qu’elle ne donne rien à voir en elle-même. Contrairement au hiéroglyphe, la lettre ne figure pas son objet directement, mais elle figure un son au sein d’une syllabe. La lettre ne prend son sens que dans le mot, la phrase. Destinée à faciliter l’accès du lecteur au discours écrit, la lettre (la lettre dite de labeur) ne doit pas être un obstacle, ne doit pas marquer d’arrêt pour le regard et sacrifie donc sa visibilité à sa lisibilité. Minuscule et évanescente, elle exige du dessinateur de caractère de se soumettre à l’ordre du discours quitte à se confronter à un paradoxe : celui de dessiner une forme dont l’achèvement et la perfection sont… de ne pas être vue. Pour y parvenir, la forme « se soucie de son prochain » : empattements, contreforme (nous y reviendrons une prochaine fois), approche et ligatures permettent à cette forme de se laisser volontairement habiller, voiler, masquer par l’espace et les autres qui l’entourent.
Position : très justement, cet espace devient le garant de la créativité et de la fertilité typographique. Certes la typographie mécanise la production de la page, mais c’est d’une mécanique bien singulière qui reste extrêmement souple et ouverte à la diversité. Pourquoi ? parce que la page est, et demeure, de l’espace. Une fois la page imprimée, les mots qui sont sensés donner son sens à cette page ne couvrent, en moyenne, pas plus de 5% de la surface, il y reste donc bien, à strictement parler, 95% d’espace blanc, dépourvu de sens, un non-lieu pour jouer, énorme brèche dans laquelle peut s’engouffrer la subjectivité, la créativité ou bien le fonctionnalisme du compositeur. Bref, lui aussi prend position. Il y a des bonnes et de mauvaises mises en pages, pour différentes raisons, mais une chose est toujours certaine : la vérité n’existe pas en typographie. Sinon la typographie serait réglée, résolue, et donc morte ; or tout montre le contraire, à commencer par le rajeunissement du métier.
Ce que Lucrèce voulait démontrer avec ses moyens, ceux du discours. Ces trois principes (figure, ordre et position) garantissent un niveau de complexité tel que la vie devient possible à côté du sens, en accompagnement de celui-ci. Comme si il n’y avait pas uniquement une combinatoire du sens, de l’écriture par un auteur. Or justement Lucrèce va plus loin.
La naissance et la tragédie
Dernière chose avant de quitter le monde antique et sa densité poétique (qui contraste avec la sèche science moderne, même si l’atome ne lasse pas de surprendre et désarçonner aujourd’hui encore). On définit toujours l’atome comme le plus petit élément des choses, indivisible. Il serait donc dépourvu de toute complexité, et encore d’ambiguïté. Petit fragment inerte, soumis au destin et absolument privé de liberté. Eh bien, pas pour ces anciens ! La création du monde, de la vie, ne sont pas imprimées de l’extérieur à la matière, par un auteur, mais lui viennent de l’intérieur. Voyez-vous où Lucrèce, Épicure et leurs amis veulent en venir ? L’auteur n’est pas tout. La casse se rebelle. Pour que l’atome en rencontre un autre, et le meilleur possible de préférence, il faut qu’ils se désirent. L’élément n’est jamais élémentaire. L’élément incline à l’association, il a son « caractère », une spontanéité. C’est ce que Lucrèce appelle le clinamen, écart spontané, soudain, infime mais fondamental « Sans cet écart, tous, comme des gouttes de pluie, ne cesseraient de tomber à travers le vide immense ; il n’y aurait point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n’eût pu rien créer »* *(Lucrèce, De la Nature, II, 220-224). D’une certaine manière, la théorie atomiste, philosophie matérialiste, dévoile une signification de la matière, au lieu de chercher à lui appliquer un sens.
Voilà peut-être un ultime enseignement venant d’ici pour les typographes, et surtout pour les macro-typographes et graphistes : une leçon de curiosité et d’humilité qui, du « macro- », pointe le « micro- ». Car l’ordre qu’on imprime aux choses n’est au bout du compte qu’un bref moment, séparé d’un éventuel autre ordre, par un chaos : si tout se crée avec – et à partir – des atomes, tout s’achève aussi avec – et par eux. Le poème de Lucrèce se termine sur cette douloureuse séparation : ce qui se combine se dissout. Souffrance, maladie, catastrophe, sont aussi sur le chemin, mais pour permettre d’autres vies, d’autres associations futures. Le sens est fragile. Dasn l’imprimerie, les caractères bien calés dans la forme peuvent, à l’occasion d’une chute, se libérer en un « pâté » insignifiant, et ils doivent de toute manière retourner bien vite dans la casse pour que les pages suivantes puissent se composer. Si la différence entre le beau et le sublime est bien notre capacité à être touché par la tragédie, le chaos ou la souffrance, alors le destin du typographe (de plomb du moins) frôle sans doute le sublime.
Nicolas Taffin, mars 2008