Ce texte est paru dans la revue Graphè numéro 42. La revue a semble-t-il un départ de site web pour s’a-bo-n-ner.
Résumé des épisodes précédents
Tout conscient qu’il était que l’homme habite l’écriture et que celle-ci doit s’architecturer à sa mesure et se bâtir de solides et durables matériaux (Muses, Vertus, Grâces, venant prêter renfort), Geofroy Tory se sentait d’attaque ce matin-là : le Renaissant proposa, au sortir de ses rêves, et « seul contre tous » ses illustres prédécesseurs, que rien ne se fasse sans « Raison », fut-elle hermétique (c’est-à-dire à peu près délirante pour nos trop modernes neurones). L’ambition était grande : ne plus laisser écrire n’importe quoi et progresser. On ne peut lire que de méchantes choses dans une vilaine typographie et au contraire on touche la vérité dans une belle (et bonne). Le fond et la forme cheminant de concert, quoi. Ce chemin pourtant était semé d’embûches… Typologies 4 Plainte de la typographie
« Ne passons pas à côté des choses simples » Herta
La Belle typographie
« Les livres peuvent-ils être imprimés comme il convient si l’imprimeur n’a aucun commerce avec les Muses ? » Tout juste quarante ans après Tory, en 1569, la question est posée de nouveau, un peu différemment. C’est d’abord grâce à Raymond Gid et sa Célébration de la lettre (nous y reviendrons) que j’ai su qu’existait une quelque peu mystérieuse et alléchante « Plainte de la typographie », et qu’elle était de la plume d’un Henri Estienne, IIe du nom. Un peu plus tard, lors de mes recherches, je me vis confier par l’Estiennissime bibliothécaire de l’école du même nom, un petit tiré à part (vu le format in-quarto et l’ambiance Garamond Monotype photocomposé, disons d’un Caractère Noël fin années 60, mais je me trompe peut-être) qui véhiculait – Oh ! chance – le texte français de la Plainte de la typographie contre certains imprimeurs sans lettres qui ont causé le mépris où elle est tombée*.
Et là : Révélation. Première surprise de ce trésor (disponible sur demande auprès de l’auteur) c’est la typographie elle-même qui me parle : Une déesse, une muse « Honorée autrefois comme descendue de l’Olympe, encensée par la multitude comme une divinité, mise au rang des sept Merveilles du Monde, comptée pour la dixième des muses, appelée dans tout l’Univers les Délices du Genre-Humain, l’Amour et le charme des Dieux ; maintenant, ô douleur ! honteusement méprisée, je traîne une vie misérable, si encore elle peut mériter le nom de vie. Maintenant je consume, au milieu de mille opprobres, ce qui me reste de souffle, c’est ainsi que je survis à ma gloire. » Aïe ! Elle va mal, la typographie en 1569, on dirait.
En fait, pas tant que ça. C’est plutôt Henri qui a le spleen. Passionnée et véhémente comme une déesse effarouchée, sa typographie, elle, se montre belliqueuse plutôt que vraiment plaintive. « Entrons en la matière », la voici se comparant à Mars, dieu de la guerre, dont la gloire ne saurait être ternie, nous affirme-t-elle, sous le prétexte que quelque part, un lâche soldat s’est enfui à la simple vue de l’ennemi. Et la voilà nous relatant ses faits de guerre « Jugez de mon malheur : mes blessures viennent de mes propres traits ; et les armes que je m’étois forgées se tournent contre moi. Car les armes mêmes qui me font triompher de la barbarie, avec lesquelles je poursuis les erreurs monstrueuses qui veulent fuir mes regards ; ces armes dont je me sers pour chasser des esprits les ténèbres qui les aviliraient ; ces armes, en dépit de la Raison, osent attaquer leur souveraine. »
Incorrections
Apparté mytho-graphique : cette typographie souveraine, civilisatrice, forte et fière me rappela immédiatement Dame Europe, reine ou impératrice allégorique gravée par Sebastian Munster pour sa Cosmographie universelle (1544) dont je parierais fort, étant donné le succès vraiment considérable de cet ouvrage dans ses multiples éditions jusqu’au XVIIe siècle, qu’elle a aussi impressionné notre Henri et inspiré la figure imaginaire de sa Typographie (ce ne sont que conjectures, mais justement aussi le principe de feuilleton récréatif…). Quoi qu’il en soit la dame est robuste : c’est une carte de l’Europe (pivotée) et une reine éloquemment féminine, Alpes et Carpates dessinant la courbe rebondie de sa hanche et de sa cuisse au travers de sa robe balkanique. Et si émouvant, sous son sein, ce petit cœur en Bohème ! Sans pouvoir nous attarder d’avantage sur ses formes, la dame nous rappelle aussi la dimension Européenne du mouvement humaniste évoqué précédemment : Estienne comme Tory n’ont cessé de voyager, pour leur formation, puis par passion ou enfin par obligation, pour éviter les ennuis.
Car l’art typographique, dans ses raffinements tant techniques qu’intellectuels (que je n’irai pas vanter à un lecteur de Graphè), voilà l’arme première dont nous parlait la Dame. Henri, qui n’a pas grandi auprès du dernier des imprimeurs, a parfaitement conscience du fait que la typographie est une arme redoutable, arme contre l’ignorance (barbarie) d’un côté, cela s’entend, mais aussi, et sans doute surtout, contre le dogmatisme de l’autre (celui des docteurs en Sorbonne qui le harcèlent comme ils le firent avec son père Robert, celui qui persécute la Réforme à laquelle il est attaché, celui qui méprise ce Français qu’Henri défend et estime digne d’imprimer, tout comme Tory). Tout cela fait beaucoup, et les temps sont durs, peu propices à la création et à la sagesse (on connaît ça). Il y a aussi l’élargissement de la typographie au delà du cercle humaniste, sa banalisation en industrie qu’il semble redouter. « Mais pourquoi parler en vain ? C’est faire un récit à des sourds, ou à des automates plus sourds encore que des sourds ». Coincé : d’un côté (le passé) les sourds, de l’autre (l’avenir) les automates. Pires.
Un coup de gueule aux implications complexes donc, plutôt qu’une plainte. Dans un contexte difficile qui l’oblige à se réfugier souvent à Genève, Henri est excédé par les mauvais imprimeurs et leur pullulement. Les mauvaises éditions qui surgissent et salissent les textes anciens ou diffusent de trop vains écrits modernes. Voilà les armes retournées contre leur forgeronne, voilà les ténèbres qui guettent. « Faut-il appeler mon disciple tout imprimeur, parce qu’il a par toute la terre le droit de barbouiller du papier, avec l’empreinte de caractères gravés et fondus ? »
Assez mystérieusement (c’est sa seconde surprise) le texte est double, comme s’il avait deux visages. Le premier volet est assez franchement mythologique, et semble adressé au commun, c’est en cela qu’il nous intéresse ici. Mais un second volet se montre plus sage, plus professionnel. C’est Henri qui y parle à la première personne, et non plus la Typographie. Pour lui donner rapidement écho : sans image, le propos y est plus précisément rapporté à la correction des textes anciens. À l’incorrection plutôt. Quand la typographie déplorait : « Je suis, dit-on hautement, la peste et le désastre des Auteurs anciens, que viole ma main sacrilège ; et je ne produis qu’un cloaque d’ouvrages nouveaux, propres à envelopper le poivre, et ces friandises si connues dans les carrefours. » Henri précise. Il y a deux choses donc : d’un côté des éditions erronées de textes anciens qui semble donner du grain à moudre à des ennemis de l’imprimerie tout court (se peut-il ? Dolet a été brûlé avec ses livres à Paris 20 ans plus tôt). De l’autre des nouveautés qui semblent vanités et du papier imprimé déjà bon à recycler. Tout cela s’enracinant dans une complaisante ignorance, et une intolérance assez violente. Barbouillage. Crise ont succédé aux années lumière de la Renaissance.
De la faute
Revenons à notre guerrière. Nous avons dévoilé son corps tout à l’heure. Aurait-ce été innocemment ? Comme Tory le faisait, Estienne relie micro et macrocosme, ou plutôt insiste sur la dimension organique de son art. « Voyez ce que l’âme est au corps humain, ce qu’elle opère par son union avec le corps : la même chose se fait dans mon art par la Correction (qu’on me permette de prendre cet ancien mot dans une acception nouvelle), c’est la Correction qui écarte les Écrits des ténèbres, et y répand la lumière. Elle seule déclare aux fautes la guerre la plus vive. » Il dénonce la faute et surtout ce qu’on pourrait appeler la correction fautive, ou incorrection : le mauvais professionnel qui obscurcit croyant corriger. Sale travail, condamné sans appel d’un professionnel exigeant. Car il ne s’agit pas uniquement d’orthographe, mais bien de sens.
Je me suis souvent demandé ce qui avait décidé qu’on parle de faute pour l’écriture, plutôt que d’erreur. Le mot faute est équivoque et nous mène sur le terrain moral laissant entendre que le mal écrit est le signe de la perversité. En interrogeant mes amis européens, je constate que nos voisins ne sont pas tous dans ce cas, loin s’en faut, et certains ne moralisent pas tant l’affaire : l’erreur est humaine. Les italiens disent errore di ortografia pour faute d’orthographe, et errore di stampa pour faute de frappe. Pour les Allemands on parle de Schreibfehler dans le premier cas et de Tippfehler ou Druckfehler dans le second. Et pour les Anglais enfin il s’agit de spelling errors ou de typographical errors, voir même, tout simplement, de typo tout court. Tout ça pour dire rapidement que nous sommes en France du côté de la faute (avec Espagnols et portugais, il est vrai) tandis que d’autres langues de nos voisins ont opté pour l’erreur.
Or erreur (lat. errare) n’est pas faute (lat. fallitade fallere), mon ami. Loin s’en faut. Car si la faute signifie premièrement le simple manque, elle est depuis fort longtemps le stigmate coupable de la mauvaise action. Jugement moral qui explique sans doute qu’on ose à peine dans notre patrie corriger un auteur de peur de le vexer (essayez un peu pour voir). Le Français tolère mal d’être repris, quand un anglais vous remercierait d’avoir corrigé son texte. Car par ici c’est la personne qu’on corrige, pas la lettre ! Une erreur, elle, peut être grave ou profonde, elle peut être relevée pour être corrigée, là où une faute devra être confessée pour être pardonnée. L’erreur ne serait une faute que si l’on y persiste.
C’est du moins ainsi que j’aimerais qu’Henri voit la chose. La faute n’est sans doute pas tant une faute si on n’y persiste pas. Son père, Robert Estienne, apprends-je, aurait été célèbre pour afficher ses épreuves à la devanture de sa boutique afin de profiter de l’aide des passants qui pouvaient les corriger. Pragmatisme ou utopie ? Confiance dans les lecteurs quoi qu’il en soit. L’industrie trépidante relèvera-t-elle le défi de l’humanisme typographique ? Non. Jamais vraiment on ne retrouvera une telle harmonie. Voilà la source profonde de la plainte.
Lumières
Ami Henri Estienne, IIe du nom, puisque tu nous a fait entendre la voix de la Typographie elle-même, permet-nous de te tutoyer un instant. Te voilà nous rappelant que la technique n’est rien sans la sagesse et que la sagesse n’est pas le savoir, que l’imprimerie humaniste réalise ce parfait accord entre le texte, sa compréhension, sa diffusion. Chasse les ténèbres de tous côtés. Heureux soient les éditeurs modernes qui t’entendent, récapitulons donc pour eux : éditer c’est dénicher le texte, le retrouver quitte à confronter les versions lacunaires ou déformées par les copistes, l’établir. Discuter avec tes amis et confrères à travers l’Europe, des Pays-bas en Italie pour confronter les traductions, les points de vue. Boire et Rigoler un coup et replonger. Corriger, compléter, annoter, critiquer en somme. Inventer le format adapté la disposition et le lettrage idéal, presser en épreuve et corriger encore. Imprimer enfin. Comment ne pas comprendre au sein de ton époque, ton goût de braver le dogme et ta plongée dans la Réforme ? Ténèbres contre lumière : voilà le dessein. Patience, ce qu’on appelle les Lumières seront encore longues à venir et tu vois déjà que l’histoire n’est pas nécessairement progrès : « Un seul homme capable de juger, ami de la Vérité et de la Justice, me tiendra lieu du grand nombre. » finis-tu. Nous allons te trouver ça Henri… (à suivre)
Nicolas Taffin
Image extraite de Cosmographia universalis (1556) de Sébastien Munster (1re édition ; Bâle, 1544). * Le titre original est Artis typographicœ querimonia de illitteratis quibusdam typographis, traduite en français par Augustin-Martin Lottin. Les Typologies sont nos mythologies typographiques.