Tant d’encre aura coulé sur la perte de Steve Jobs, dans un flot énervant, que ces quelques « gouttes » y sont ajoutées vraiment avec scrupules. On aura vu en lui un génie, un visionnaire, un gourou, un voleur, un tyran, parmi tant d’autres choses. Je n’ai pas les moyens de trancher, car, comme les autres, je n’en sais rien. Mais Graphê m’ayant demandé un petit papier, j’ai réuni ici quelques réflexions. Un point de vue en partant de ce que je sais, et surtout de ce que je fais avec les machines « de » ce monsieur.
La PAO orpheline
La mort de Steve Jobs, ex-PDG d’Apple, le 5 octobre 2011 a été aussitôt déplorée dans le monde entier, au point que des personnes se présentaient spontanément dans ses boutiques, pour… y déposer des ex-voto ! Cet industriel a un parcours singulier. On lui attribue beaucoup, parfois trop. Une chose est certaine, une intelligence, une intuition et une volonté hors du commun, notamment en situation d’échec, lui ont permis en une trentaine d’années, de stimuler et mener le monde numérique (musique, cinéma d’animation et téléphonie compris) dans la direction qu’il souhaitait, étant toujours suivi — d’aussi près que possible — par l’ensemble de ces industries. Une population d’usagers manie ses produits depuis un peu plus longtemps, avec une un plus grande assiduité que les autres, en ayant fait son outil de travail, ce sont les graphistes, typographes et gens de lettres ou d’image. La « génération PAO », vaste génération en fait. Il y a des raisons à cela.
Inventeur, finalement
La PAO est la conjonction opportune d’une série de bonnes étoiles dans le ciel numérique : l’écran en mode pixel, l’interaction dans cet espace avec la souris (interface graphique venue de chez Xerox), un bon processeur capable de gérer tout cela, un codage des caractères sur 8 bits pour sortir de la simple computation de données et couvrir le champ textuel, un langage pour décrire une page à un laser (le Script puis le PostScript), des logiciels de base pour le texte, l’image. Et surtout une petite machine (de moins d’un mètre cube), au budget raisonnable, qui peut donc sortir de l’atelier industriel pour se loger sur le bureau d’un concepteur (de caractère, de page, d’image, de texte, de logiciel, etc.). Ainsi se crée un cercle vertueux qui alimentera le progrès du système au rythme de la loi de Moore 1 : Macintosh.
Steve Jobs n’a pas inventé la micro-informatique, ni la PAO, ni conçu dans leurs détails les machines et logiciels éminemment complexes qu’il présentait. Il n’était pas ingénieur. À vrai dire, il n’avait pas même de diplôme supérieur. Il a néanmoins su s’entourer, dialoguer et surtout entraîner dans son mouvement des créateurs de génie, comme Steve Wozniak (concepteur inspiré de l’Apple), Jef Raskin (concepteur du Macintosh), Bill Atkinson (MacPaint et Hypercard, ancêtre du web), Jonathan Ive (designer des objets) et bien d’autres. Il ne savait certes pas tout faire, mais il savait ce qu’il fallait faire, nuance essentielle et finalement très positive dans ce monde plein d’ingénieurs analphabètes.
Steve Jobs avait, reconnait Roberto Di Cosmo2, le talent rare de dénicher les inventions cachées pour les acquérir, les intégrer, les relier entre elles. Or précisément l’inventeur, ce n’est pas nécessairement celui qui crée seul et de toutes pièces. Le terme a aussi un sens juridique précis — celui qui découvre une chose cachée, perdue (par exemple, l’inventeur d’un trésor) — et en ce sens, c’est un grand inventeur. Découvreur et dévoileur d’une informatique pour les créateurs, pour tous. Et il y a encore une chose, pour imiter sa manière amusante d’annoncer qu’il allait incidemment aborder l’essentiel (« oh, one more thing… »)…
La dette philographique
Dans un discours inspiré et émouvant par son ton personnel, prononcé en 2005 à l’occasion d’une remise de diplômes à l’Université de Stanford, où il était invité d’honneur 3, Steve Jobs revient sur ses échecs, sa manière de les convertir et souligne sa dette calligraphique :
« J’abandonnais les matières obligatoires qui m’ennuyaient pour suivre en auditeur libre les cours qui m’attiraient. […] Le Reed College dispensait alors le meilleur enseignement calligraphique du pays. Dans le campus, chaque affiche, chaque étiquette sur chaque tiroir était parfaitement calligraphiée. Parce que je n’avais pas à suivre de cours obligatoires, je décidai de m’inscrire en classe de calligraphie. C’est ainsi que j’appris tout ce qui concernait l’empattement des caractères, les espaces entre les différents groupes de lettres, les détails qui font la beauté d’une typographie. C’était un art ancré dans le passé, une subtile esthétique qui échappait à la science. J’étais fasciné.
Rien de tout cela n’était censé avoir le moindre effet pratique dans ma vie. Pourtant, dix ans plus tard, alors que nous concevions le premier Macintosh, cet acquis me revint. Et nous l’incorporâmes dans le Mac. Ce fut le premier ordinateur doté d’une typographie élégante. Si je n’avais pas suivi ces cours à l’université, le Mac ne posséderait pas une telle variété de polices de caractères ni ces espacements proportionnels. Et comme Windows s’est borné à copier le Mac, il est probable qu’aucun ordinateur personnel n’en disposerait. Si je n’avais pas laissé tomber mes études à l’université, je n’aurais jamais appris la calligraphie, et les ordinateurs personnels n’auraient peut-être pas cette richesse de caractères » 4
Cet homme évoquant son adoption, ses doutes, ses échecs ou sa relation avec la mort (son cancer), confie également aux jeunes et brillants étudiants recevant un diplôme auquel il avait lui même renoncé son intérêt d’alors pour aller voir du côté de la calligraphie. Il les exhorte à la liberté et à la concentration, à la folie et à l’exigence, empruntant les mots de Steward Brand : « Stay hungry, stay foolish » (soyez insatiables, soyez fous). C’est de ce Steve Jobs dont je me souviendrai, l’inventeur nomade avec son bagage philographique.
Le désir est dans l’outil
Nous autres philographes, amoureux de la lettre, nous savons, un peu plus que les autres, que le « fond » entretient une relation intime avec la forme. Nous savons aussi que les outils ont une âme. Nous perdons un homme qui — avec ses qualités et ses défauts — insufflait de l’Esprit à ses machines, au point que l’on lui reproche de les avoir rendues trop désirables.
Car il y a bien une relation de désir entre l’ouvrier et ses outils. À dire vrai, il n’y a probablement pas d’outil sans désir : instrument destiné à prolonger la main dans le projet de transformation de la matière, le désir est la raison d’être de l’outil. Et lui-même poli, usé, finit par enregistrer et cristalliser le geste. Encore une histoire d’empreinte. Ainsi, en lente dialectique, nait un amour: plus on se sert d’un outil, moins on voudrait le changer. Et moins encore le prêter (le stylo à plume qui ne se prête pas…). On peut percevoir cela à travers les scénographies magistrales et mystiques de Daniel Pillant à la “Maison de l’outil et de la pensée ouvrière”, à Troyes.
Un ordinateur a-t-il quelque chose de commun avec cet outil ? Normalement, non, car il est machine, pas outil. La machine fait l’économie de l’ouvrier, et donc de l’outil. Mais la micro-informatique efface un peu la frontière qui sépare la machine de l’outil. Et Macintosh beaucoup. Jobs conscient de la “gestuelle” de production a précisément consacré un temps et des ressources importantes à raprocher ses machines des outils. C’est toute sa pensée du logiciel et du matériel qui va dans ce sens. Les exemples en sont innombrables, du questionnement incessant de l’usage dans la passionnante « charte d’interaction avec l’utilisateur » (UI Guidelines)5 qui pourrait faire l’objet d’une analyse approfondie, à des détails comme l’emploi audacieux du verre dépoli pour un trackpad. Ces attentions cristallisées en objets et en fonctions ont forcément rencontré ces utilisateurs qui en retour témoignent aujourd’hui, un peu partout, leur affection et leur tristesse.
Le monde informatique continuera de changer, les vraies problématiques en sont désormais clairement du côté de l’usage, de la liberté et de l’ouverture. Un point dit « faible » de Steve Jobs (qui n’était pourtant pas le premier à déposer des brevets dans l’histoire de la typographie, ni le dernier à verser du code source dans le monde libre 6). Ce monde sera sans doute intéressant. Sans Steve Jobs, il sera simplement moins amusant, moins désirant, moins inspirant… et forcément moins philographique.
Nicolas Taffin, octobre 2011
Gordon Moore, fondateur d’Intel, a observé que la densité d’un processeur en transistors doublait tous les deux ans environ, et la puissance de calcul progresse à ce rythme géométrique depuis 50 ans environ. ↩
Interview de Roberto Di Cosmo sur le site de La Recherche. Di Cosmo, intéressant comme toujours, dérape cependant en disant que le monde Apple est si fermé qu’on ne peut rien y faire sinon changer le fond d’écran, ce qui est une grosse bêtise qu’un utilisateur de MacOS, prolongement de NeXTSTEP sur lequel par exemple un M. Berners-Lee a inventé le web, lui pardonnera. ↩
Dans ce discours très singulier et émouvant adressé à la jeunesse, Steve Jobs emprunte à Steward Brand son “Stay Hungry, Stay Foolish” (Soyez insatiables, soyez fous). Version originale, sous-titrée et texte intégral : Le discours dans Polylogue ↩
Traduction Anne Damour. ↩
Le système Unix du NeXt est ainsi devenu OpenStep, longtemps une référence du libre. ↩