(Suite du feuilleton Typothérapie dont la première «séance» est ici…)
III. io
Et nous y arrivons : l’écriture-forme est bien consciente qu’avant de se transmettre, un message s’organise, s’articule en éléments pour la vue. Beaucoup d’écritures sont encore présentes dans le monde, avec des morphologies immédiatement reconnaissables, y compris pour leurs non-lecteurs. Elles présentent des attributs de style singuliers qui permettent de les identifier. Certaines sont connues pour leur ancrage dans le monde des objets, comme les écritures hiéroglyphiques dont on se plaît même à dire qu’elles auraient eu la vertu de faire advenir l’objet qu’elles dessinent. D’autres, un peu plus éloignées, sont appelées idéographiques, enfin les lettres alphabétiques sont dites abstraites et conventionnelles, en ce qui concerne leur forme . En réalité, tout signe est bien aussi une image, y compris la lettre alphabétique, que nous avons simplement appris à ne pas regarder, ou dont nous avons oublié l’enracinement figuratif, ou même les bâtons noirs du code à barres. Cette image requiert toujours un contraste à deux valeurs au moins : une encre et un fond, un creux et un plein, une forme et une contre-forme.
L’image-signe s’est construite par sédimentation sur un usage, un support et une vitesse d’exécution : elle utilise l’espace au mieux pour, dans un encombrement réduit, présenter une forme plus ou moins facile à distinguer. L’écriture tient compte de l’espace et du temps : une note prise à la vitesse de la parole sur un petit carnet court au long de signes enlevés, très simplifiés (notes tironiennes, sténographie). Une parole fixée dans la roche pour l’éternité prendra à l’opposé des jours ou des semaines d’exécution soignée. L’espace et le temps composés ensemble donnent le mouvement qui est l’essence de cette écriture. C’est dans le geste que s’articule l’esprit qu’on pose sur la matière.
Dans tous les cas, la forme prend conscience de son pouvoir de signe. Descendante de Lascaux, l’image-signe n’est pas un dessin comme les autres. Elle est la forme magique, celle qui transporte du regard à l’esprit. Rien n’y est dû au hasard. Scribe, notaire, copiste, à force de jouer toute la journée de la plume ou du calame, le dessinateur de cette forme sait aussi sa valeur pictographique. Il en joue, la dispose, l’arrange, la tend ou l’amollit, pour servir ou pour nuancer le sens du texte. La pratique de l’écriture en fait un maître dans l’art de souffler le chaud et le froid sur le sens au moyen de la forme. D’ailleurs les firmes, sociétés, institutions se bousculent devant son officine pour qu’il leur dessine un signe, pour qu’avec ce logo, elles se dotent d’un ticket d’entrée dans le monde des signes, le seul qui vaille, ou dans l’Histoire, puisque c’est l’écriture qui fait l’Histoire.
L’écriture qui se dessine dans ce coin porte un nom : la calligraphie, ou belle écriture, pratique scripturale en soi et souvent pour soi. En Chine, avec une nuance notable, la calligraphie désigne à la fois la littérature (poésie), l’écriture (des lettres du texte) et le dessin. Les frontières y sont floues. En Perse, c’est la mystique du souffle divin qui advient dans le signe ainsi tracé. En Occident, la calligraphie exprime une virtuosité toute mozartienne. Paillasson s’envole dans les pleins et déliés et nous entraîne dans ses boucles infinies11. « Trop de notes ». La danse frénétique qui se joue à ce sommet du triangle oublie dans son ivresse de se poser sur son support, elle néglige la signification dans son amour solipsiste de la forme.
Ici le i et le o ne sont pas des chiffres ni des lettres évidemment : ce sont un calame et un encrier où le tremper. Le bâton, sa goutte et le réceptacle, masculin et féminin reliés par une ligature.