Typothérapie (5/5) : Gérard Blanchard

(Suite du feuilleton Typothérapie dont la première «séance» est ici…)

IV. GB

Dans ce triangle tendu entre les trois natures (le signe, le support, la forme, avec trois fonctions la communication, le pouvoir, le mouvement), des formes d’écriture réalisent plus parfaitement chaque pôle, mais toujours en opposition aux deux autres (numérique, calligraphie, gravure). « C’est probablement », me dis-je, « ce déséquilibre qui a fait que le triangle tourne sans cesse, fût-il gravé dans le marbre de l’autel. Mais il y a bien ce soleil, ce GB au centre, qui semble éclairer les trois ».

Le triangle de l'écriture

Le triangle de l’écriture

Une forme d’écriture réalise ses trois natures ensemble dans un équilibre parfait, à égale distance de ces trois pôles : la typographie, mécanisation de l’écriture en vue de sa reproduction et sa diffusion imprimée.

La typographie réalise l’alphabet, très scrupuleusement, puisqu’elle en grave et moule les lettres, les range en casse où on pourra les saisir pour composer le texte. Les caractères mobiles en plomb manifestent la nature alphabétique de notre écriture. La casse typographique (on note au passage qu’elle apporte la nuance et la précision en multipliant dès le départ les signes bien au-delà de 26 lettres) devient l’alphabet-monde : on peut à partir d’elle composer toute la littérature, toute la science, toute la poésie passée, présente et future. Même rêvée. Elle apporte aussi le souci de l’arrangement, de la composition correcte et le respect de la diversité des langues. La typographie survit à l’évolution binaire de l’écriture numérique. Elle se « dématérialise », étend sa casse à l’Unicode et offre l’interface du clavier électrifié au scripteur.

La typographie réalise simultanément la forme calligraphique, où elle s’enracine en la stabilisant. Au niveau microtypographique, elle reprend au trait de plume tout ce qu’il peut apporter à la lecture, la liaison, l’intelligence du regard humain pour les mettre au service de la signification. Mais elle l’accompagne aussi dans son œuvre de connotation : ce petit jeu avec l’imaginaire qui fait que chaque forme conserve une force évocatrice. La variété typographique qui en est le reflet s’étend et s’accélère au fil de ses évolutions technologiques et la micro-informatique catalyse cette diversité en la démocratisant. L’histoire typographique constitue des familles au fil du temps, et puis les hybride au fil de ses mutations. Au niveau macrotypographique, elle s’installe dans la page avec liberté et précision et permet toutes les variations en calligrammes expressifs aussi diversifiés que la population productrice de documents structurés.

La typographie réalise enfin la gravure, dont elle reprend à la fois la précision et l’inscription dans le support, mais avec nuance, à l’échelle (la gravure typographique se joue à l’infinitésimal, en orfèvre) et avec légèreté : l’inscription dans le papier par pression suffit, puis par simple trace lumineuse, puis par trace électrostatique, et enfin sous forme d’image latente projetée sur la rétine. Ce faisant, la gravure devient photogravure, puis manipulation abstraite de vecteurs et de courbes, elle s’affranchit de la contrainte du support qui dictait la forme, la rapprochant à volonté du geste scripteur. Et de la mémoire du support, elle développe une dialectique entre la forme et la contreforme, abstraction formelle du support d’inscription. La durée devient au passage un symbole. La typographie affranchit l’écriture en permettant sa diffusion et sa publicité à l’infini. Elle lui donne une ubiquité qui permet sa conservation à travers les destructions et va jusqu’à rendre progressivement obsolète la notion d’original. La multiplicité donne également à l’écrit une intimité et permet de le transporter avec soi, en livre, en tablette. Certes toujours sous contrôle… Car ce n’est pas une rupture mais une synthèse.

Au final, la typographie accomplit une écriture qui s’équilibre entre l’efficacité de signification, l’inscription dans le support, la forme du mouvement. Elle tempère également cette polarité qu’elle accomplit : en réintroduisant le dessin au sein de la signification, en stabilisant la calligraphie, en dématérialisant la gravure. La mise en abyme de l’écriture est déclinable à l’infini dans tous ces aspects qu’elle porte depuis plus de 500 ans, au centre exact du monde de l’écriture. Typographie sans discipline mais éclairée par toutes… La typographie n’est pas immobile. Elle accompagne l’homme qui grandit et se transforme avec lui. Chaque évolution technologique, chaque besoin nouveau la renouvelle à son tour. La typographie dure et est en passe de devenir la dernière forme de l’écriture, certaines méthodes pédagogiques commençant même à abandonner l’apprentissage de l’écriture manuscrite (encore un excès qu’elle aura à surmonter, qu’elle saura surmonter du fait de sa nature multiple et équilibrée précisément).

En relisant ces notes vite prises au réveil, je repense au « G » et au « B » au centre de tout. Je me souviens de cette phrase si bien illustrée ici : « Il est temps de ne plus considérer la typographie pour son utilité, ni pour ses beautés ; mais en tant que discipline de l’esprit, c’est-à-dire pour son universalité ». Mais elle est de Maximilien Vox. Or, ce ne sont pas un « M ». et un « V » qui sont gravés, mais bien un « G » et un « B ». Eurêka ! Les initiales que je lis au centre même du soleil, lui-même centre du triangle des écritures qu’il éclaire à l’infini : GB. C’est évident : GutenBerg bien sûr !