Dans la maison typographie

Un petit mot à propos de La métaphore de la maison typographie, le magnifique petit livret risographié, offert par les Rencontres de Lure 2018 à leurs participants cette année et édité par Marie-Astrid Bailly-Maitre avec les brillants jeunes graphistes-typographes Océane Juvin, Jules Tirilly, et Martin Violette.

Alors tout d’abord il faut savoir qu’il y a bien deux Gérard Blanchard… et que cela occasionne des malentendus savoureux. Le second est un rockeur accordéoniste qui s’est fait connaître dans les années 80 avec les remarquables « Rock Amadour » et « Elle voulait revoir sa Normandie ». Perso j’aime bien. Le premier est graveur, typographe, sémiologue, orateur charismatique qui a marqué des générations de graphistes et amis des Rencontres de Lure dont il fut le pivot intellectuel pendant des décennies, de la fin des années 60 à sa mort en 1998. Il s’intéressait à toute la sphère typo-graphique-médiatique, et notamment à la BD, au cinéma, à la musique (liste non restrictive), et combinait sans peur des sources classiques, renaissantes et contemporaine dans ses explorations parfois alambiquées des formes de l’expression médiatique. J’ai eu l’occasion de participer au numéro que Communication et langages lui consacrait en 2013 avec ce texte, publié ici sous forme de mini-série… Typothérapie : le songe Blanchard. Et ce rêve m’est revenu en pleine figure cette année à Lurs quand on m’a remis ce petit inédit merveilleux qu’est cette métaphore de la maison typographie.

La métaphore de la maison typographie

Le prétexte : un projet de CD Rom (on est en 1995, dans la bibliothèque de l’École Estienne, où Gérard Blanchard tient son séminaire, avec ses improbables polycopiés composites de texte, d’image, de signes, hypertextes de papier). Le CD Rom multimédia, aujourd’hui disparu au profit du réseau (comme l’annonçait Hervé Le Crosnier dès la naissance de ce support), est un prétexte à concevoir un musée imaginaire, comme infini, non contraint, animé, interactif, propice à l’exploration et à la divagation.

Dans ce musée imaginaire qu’il nous fait visiter salle par salle, et qui s’avère bien plus qu’un musée, un espace cognitif réticulaire, se découvre l’histoire d’un art-artisanat-industrie : la typographie, du plomb au numérique en passant par la photocomposition. Évidemment, ce qui intéresse Blanchard, c’est ce qui se joue dans le procédé. L’enjeu historique, culturel – sinon civilisationnel – et imaginaire de la manipulation des signes écrits qui se joue dans leur création, entre art et industrie. Il appelle cela « « Le psychodrame permanent qui se joue à travers les formes des lettres, la tension existant entre les forces normalisatrices d’un art industriel et les pulsions qui l’arrachent à l’immobilisme ». Rien que ça. Je n’en dis pas plus, et laisse la parole à Marie-Astrid Bailly-Maître qui a bien voulu que je reproduise ici son introduction à l’opuscule.

La Métaphore de la maison-typographie, texteélaboré au cours d’un séminaire à la bibliothèque de l’école Estienne en 1995, donne une idée de l’esprit qui anime à cette époque les Rencontres de Lure sous l’impulsion de Gérard Blanchard : un esprit de recherche en marge de l’université où l’imagination et la pratique ont leur place tout autant que la théorie et la méthode.

Gérard Blanchard n’est pas de ces théoriciens qui ignorent la forme : non seulement il l’expérimente à travers ses travaux d’illustrateur, de graphiste ou de typographe, mais il en a fait le coeur de sa recherche en sémiologie en développant dans la thèse qu’il a soutenue à la Sorbonne en 1980 comment agit la typographie sur le lecteur et sur le message par le jeu subtil des connotations formelles qui lui sont attachées.

La Métaphore de la maison-typographie est en fait un « radeau de textes ». Son auteur nous livre aussi les coulisses de son élaboration, son objectif et le débat qu’il a suscité chez ses premiers lecteurs/auditeurs, dont je fus, lors d’un week-end de fin de séminaire à l’IRHT (Institut de recherche et d’histoire des textes) à Orléans en mai 1995.

Ce texte raconte l’histoire d’un rêve partagé de musée virtuel de la typographie sur cd-rom, qui n’existera finalement pas ailleurs que dans nos imaginations et nos conversations. L’imagination est un lieu que nous pouvons aisément habiter ensemble pour peu que nous osions les mots qui la convoquent. Il y a dans l’usage collectif de l’imagination pour bâtir, penser et créer une énergie particulière. Pour Gérard Blanchard, elle est une porte d’entrée pour la recherche, une forme d’investigation, une manière de poser des questions et d’aller dans les recoins que le raisonnement ne prend pas la peine d’éclairer. Sa manière d’enseigner et de restituer ses idées témoignent sans cesse de ce parti pris.

Par chance, nous avons dans un cahier de Lure gardé trace de ce projet-poème, proche de l’idée de musée imaginaire de Malraux. Cela nous a permis d’en faire une nouvelle édition, relue, revue, recréée pour continuer, aux rencontres de Lure, de bâtir ensemble cette maison-typographie, au regard d’une création typographique actuelle si prolifique.

Évidemment, cette maison typographie a des airs de chancellerie, la fameuse maison des Rencontres de Lure dans le village haut-provençal de Lure… où tout cela se tisse dans l’oralité et l’amitié entre des gens de toutes origines et de toutes spécialités. Une utopie en somme.

Si vous voulez le livret (hors commerce), il faut aller à Lure, ou peut-être un jour croiser l’association aux puces typo ou lors d’un de ses mardis parisiens, et vous montrer gentils…

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Des livres qui changent le monde

[m-à-j] le livre Paine Révolution est enfin disponible ici !

La Déclaration universelle des droits humains de 1948 a 70 ans. Cet anniversaire verra pourtant de nombreuses oppressions et abus, religieux, économiques, politiques ou sexuels, dans le monde entier. Et il faudra encore prendre le temps de la relire pour mesurer l’écart entre cette déclaration et la réalité, s’efforcer encore de réduire cet écart.

Paraissant cette rentrée, la production de notre master II d’édition à l’université de Caen de cette année pourra y participer : c’est un volume consacré aux droits humains. Révolution Paine est un beau bébé de 384 pages 13,5 × 20 cm, illustrées, coédité par Émém des textes et C&F éditions et disponible partout dès le premier septembre, un peu avant en précommande, au prix de 16 euros. Il est composé de deux grands textes de Thomas Paine, auteur étonnant et méconnu en France des Révolutions du XVIIIe siècle. Les Droits de l’homme livres I et II, avec une introduction remarquable, inédite dans notre langue, de Peter Linebaugh ainsi qu’un dossier constitué d’un essai Lecture de trois textes de Thomas Paine, d’une bibliographie, d’une biographie, de la déclaration des droits de la Femme d’Olympe de Gouges, et de la DUDH de 1948.

L’idéal d’égalité ne suffit pas : il faut la mettre en place

Au XVIIIe siècle un homme s’est mis au cœur de cette question, c’est Thomas Paine. Sa vie rocambolesque est déterminée par deux choses qui nous ont conduit à nous y intéresser : d’abord il écrivait pour la cause révolutionnaire, et pour tous, dans une langue accessible alors que la tradition était à son époque en Angleterre d’employer un code élitiste dans les livres. Ensuite, c’est je crois son étincelle singulière, il a laissé les imprimeurs contrefacteurs imprimer et diffuser massivement ses œuvres, renonçant du coup à vivre de leur vente. Les idées de Paine ont ainsi touché le territoire vierge de l’Amérique naissante, son petit essai Le Sens Commun, écrit dans une langue simple et directe, pour les colons, est né de la volonté d’éduquer, d’informer et de former des consciences éclairées de citoyens à partir de sujets (de Sa Majesté), et de s’émanciper de la couronne. La liberté avant l’égalité, mais comme condition, avec l’égalité comme but. Tous ses écrits ont continué avec cette forme simple, même lorsqu’il affrontait les moqueries des aristocrates.

Paine a parcouru le monde de gré ou de force (contraint à l’exil pour sauver sa peau), d’Angleterre en Amérique, puis en France, pour y accompagner (ou susciter) les révolutions. Révolutions qu’il définissait non comme un renversement ou une révolte, mais au contraire, comme une remise en ordre des choses, qui étaient à l’envers du fait de la monarchie, de la corruption et des abus qui l’accompagnaient. Cela a marché en Amérique, et en France, mais cela a échoué en Angleterre, patrie d’origine de celui qui se définissait comme un « citoyen du monde ».

Les textes de Paine sont inspirés, et ont connu un grand succès populaire, malgré la censure et la persécution. Il a eu tantôt de la chance, tantôt le courage de l’exil, mais a toujours échappé de justesse au destin fatal que lui vouait le pouvoir en place. Il faut lire sa biographie. Ce qui est intéressant, c’est qu’après avoir discuté et défendu les droits de l’homme contre ceux qui les critiquent (et notamment contre Burke), Paine se charge aussi de les mettre en pratique, il conçoit (et chiffre) la retraite, la sécurité sociale, et même le revenu d’existence pour sortir de la pauvreté.

> « Quand pourra-t-on dire dans aucun pays du monde : mes pauvres sont heureux ; on ne trouve, chez eux, ni la misère, ni l’ignorance ; mes prisons sont vides, mes rues n’offrent aucun mendiant ; la vieillesse ne manque de rien, les taxes ne sont pas oppressives, le monde raisonnable est mon ami, parce que je veux son bonheur ; quand on pourra dire toutes ces choses, alors ce pays aura droit de se vanter de sa constitution et de son gouvernement »

Cet auteur, longtemps honni en Angleterre et vénéré en Amérique du nord, reste trop méconnu en France, hormis des historiens évidemment. Nous avons décidé de constituer un volume qui permettent de mieux connaître Thomas Paine et ses idées. Révolution Paine a ainsi été réalisé par mes étudiantes en Master II édition à L’université de Caen-Normandie en coordination avec Florence Morel. Le travail éditorial accompli sur cet ouvrage est considérable ; c’est bien celui du choix, de l’assemblage et de la préparation des textes : sélection, traduction, correction et annotation critique. Nous avons bénéficié de la bienveillance de Peter Linebaugh, d’Eric Muller de Efele.net et de Jean-Marc Simonet, des Classiques des sciences sociales de l’UQAC. Nous avons aussi choisi des compléments, illustrations, portraits ou caricatures qui circulaient à l’époque. Au final, c’est un bel ouvrage et je tire mon chapeau aux petit groupe d’étudiantes qui ont mené un chantier difficile et immense avec courage.

Changer le monde avec des livres

Le billet de blog (et sa liberté) se prête à la digression. Profitons-en un instant. Je trouve depuis longtemps intrigante l’idée que des textes modifient le cours des événements, ou plutôt j’ai étudié les modalités de cette articulation entre le monde des idées et celui des choses (chez Benjamin & Brecht). Cette influence est sans doute une réalité, et le livre imprimé, en matérialisant les idées par la reproduction mécanisée est central. Mais elle a aussi sa part d’illusion, un effet de perspective raccourcie, quand ces textes ne font qu’accompagner ce cours qui change, voire qui se révolutionne, émerger de lui, parfois certes un peu en amont, en sédimenter les volontés.

Le livre cristallise bien quelque chose de l’histoire, mais jusqu’où en est-il un acteur ? Parfois ces livres annoncent la sombre couleur des temps à venir (je pense à l’ignoble bouquin d’Hitler, et il y en a tant d’autres), parfois ils éclairent une nouvelle ère (la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, notre première constitution) mais peut-on mesurer le bien ou le mal que fait un texte ? Pas si évident. Même si les gourous les utilisent, qui blesse le plus, du gourou ou du livre de gourou ? En tout cas ce n’est pas une question anecdotique, puisque Le Livre avec capitales, est toujours un livre religieux. Bible ou Coran dont on ne peut pas dire qu’ils n’ont eu aucune influence sur la civilisation et donc l’histoire. Se pose toujours la question du bien et du mal que peut faire un livre. Ou plus simplement la foi qu’on lui prête.

Peut-être sa large diffusion contribue-t-elle à cet effet, quand leur lecture est rendue obligatoire par exemple (le petit livre de Mao), ou, comme dans le cas opposé de Paine, quand l’auteur décide de perdre le contrôle et de laisser les usages décider, favorisant la copie pour en faire un commun de la connaissance, au moment ou Kant ou Beaumarchais théorisent au contraire la paternité auctorale et son droit (de manière certes nuancée, mais c’est tout de même le moment de l’émergence de cette idée).

L’existence de la censure semble indiquer qu’il y a bel et bien influence ; si un livre est jugé constituer une menace, il fait l’objet d’une interdiction. Mais, même si on croit sur le moment à cette idée qui n’est pas dénuée de fondements, on se rend compte avec le temps que c’est toujours la censure elle-même qui constituait la menace, et que le juste combat était mené par ceux qui luttaient contre la censure (Paine bien-sûr, mais plus près de nous les éditeurs Maurice Girodias, ou Jean-Jacques Pauvert). Il y a tant d’histoires d’abus et de faux pas commis par la censure au nom de la protection de la société (quand ce ne sont pas des crimes de bûcher), qu’on peut penser que les textes peuvent et doivent circuler. Il y a pourtant toujours le débat sur Céline et ses bons et mauvais textes, le retour de Mein Kampf… La position contre la censure n’est jamais si simple à tenir, car la question sous-jacente n’est elle-même pas simple. Mais de toute manière les textes doivent être accessibles, ne serait-ce que pour être étudiés. Aucune raison de les faire disparaître.

Paine pose bien cette question en prenant fait et cause pour les peuples contre le pouvoir monarchique, à ses risques et périls ; et sa victoire est patente. La DUDH de 1948, 160 ans après lui, en a tiré les leçons, elle est plus concrète, plus complète que celle de 1789. Elle a tiré les enseignements de ces deux ouvrages que nous réunissons aujourd’hui. Peut-être pas encore assez.

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De la typo avant toute chose

Le mini-site d’Émile Coquard et Louis Éveillard. http://delure.org/flux

Dans une semaine commenceront à Lurs, Alpes-de-Haute-Provence, les 66es Rencontres internationales de Lure (du 19 au 25 août 2018). Comme ces Rencontres sont vraiment, vraiment, un événement à ne pas manquer, je récapitule ici un peu tout se qui va se passer lors de cette semaine débridée de typographie, design graphique, édition, émotions et plaisirs visuels, et pas que, organisée par une équipe associative totalement indépendante et bénévole dans ce lieu magique de Lurs. Et pour moi ce sera la 20e édition, j’y étais venu pour la première fois en 1998.

À flux détendu — Jets d’encre, design liquide et flux numériques

Le plomb a fondu, l’espace de la page s’est liquéfié, on écrit comme on parle. Les yeux dans les écrans, on vit à flux tendu. Il n’y a ni pause, ni forme fixe, ni frontière. Dans les méandres ou les torrents d’informations, nous réapprenons à canaliser les données, l’énergie, l’émotion, sans les fixer. Les designers classent, organisent les circulations et balisent les trajets. Que restera-t-il de nous dans le cloud ? Sommes-nous vraiment mis à jour par nos outils graphiques ? Que faire de son temps quand on ne gagne pas d’argent ? Comment tirer parti de l’abondance typographique ? Notre corps est-il soluble dans le flux numérique ?

Dans le travail continu et les réseaux sociaux est-il possible de s’arrêter sur le rivage et d’observer la permanence du fleuve ? Se laisser porter par le courant, ou aller contre pour éprouver ses forces de résistance. À Lurs, cet été, surplombant la Durance, on se met à flux détendu du 19 au 25 août.

Le comité de programmation des Rencontres a travaillé sous la présidence d’Adeline Goyet (qui a confirmé depuis quelques années maintenant, sa conduite en douceur et le renouvellement pourtant continu de cet événement important, à l’héritage imposant) pour réunir femmes et hommes (car oui ces Rencontres sont toujours à parité depuis le milieu des années 2000, cela mérite d’être souligné) d’idées , de création et de rébellion autour de leurs expérience et de ces idées de flux de production, d’hyperconnexion, de flottement créatif, de variabilité et de trajectoire personnelle.

Cela donne un programme très riche sur une semaine, dont le détail illustré est ici, ou sur le très joli mini-site créé pour l’occasion par Émilie Coquard et Louis Éveillard.

Je ne résiste toutefois pas au plaisir de lister ici rapidement les intervenants de la semaine 2018 pour les amateurs du mode texte-seulement.

  • Marc Smith Un Feuilleton quotidien
  • Mathias Rabiot et Jérémie Fesson Graphéine, les dessous créatifs
  • Alexandre Bassi Du bouffon au Roi
  • Annie Berthier Oral écrit. Depuis Sumer, confluences et détours d’une relation à la vie jaillissante
  • Julie Blanc Paginer le flux
  • Jérémy Boy Data visualisation à l’ONU
  • Grégory Chatonsky L’hyperproduction culturelle de l’imagination artificielle
  • Jean-Renaud Dagon Le Cadratin – Atelier typographique, trente ans de passion
  • Constance Deroubaix Voyage sur l’effluve
  • Pierre Di Sciullo Donner de la voix
  • Emmanuel Fédon L’impact du numérique sur la navigation dans les espaces publics
  • Carolien Glazenburg — Why a graphic design collection is a museum ?
  • Samuel Goyet Du labil à l’écran : le texte numérique entre deux eaux
  • Anna-George Lopez Brut. Un média né du flux
  • Pierre Michaud La sypographie
  • Sébastien Morlighem Hommage à José Mendoza
  • Pia Pandelakis *Sang, larmes, sueur & co. : la matérialisation graphique de l’écoulement des corps *
  • Ian Party Fontes variables
  • Thomas Poblete Flux marins
  • Antoinette Rouvroy Homo juridicus est-il soluble dans les données ?
  • Alice Savoie Dora, Lucette, Fiona : le rôle des femmes dans les studios de dessin
  • Natalie Thiriez Journal le 1 : du yoga en origami
  • Fabienne Yvert Titre, un mot de 5 lettres
  • Mélina Zerbib Refaire et défaire Le Monde

Sans oublier les extras qui font toute la saveur de Lure, cette année :

  • Les parasols graphiques, petit marché graphique entre amis
  • Atelier pile hollandaise avec Philippe Moreau
  • Atelier papier marbré avec Garage L
  • Atelier filigrane avec Philippe Dabasse
  • Rand’eau avec Christophe Delahaye
  • Cérémonie du collier d’or
  • Pistou/piston Dîner et fanfare Brass Band fusion jazz funk en plein air !
  • Boule et Bal
  • Coup de blues final

Justin Grégoire et ses masques pour la représentation de « King Lure » (Caractère Noël 1963 via Graphéine).

Pour mieux comprendre l’étrange alchimie du lieu et de l’événement qui réunit des amoureux de la typographie depuis 66 ans, quel que soit leur âge, ou leur spécialité, je vous recommande la lecture de l’article de Mathias Rabiot sur le blog de Graphéine ainsi que le petit ouvrage collector Maximilien Vox, traits de caractères dont quelques exemplaires sont toujours disponibles. Depuis quelques années, les Rencontres sont largement ouvertes aux plus jeunes, aux étudiants et aux curieux qui, loin d’être des spécialistes, sont simplement réunis par leur intérêt pour la chose imprimée.

À suivre également, si vous ne pouvez pas vous y rendre, des flux en temps réel durant les Rencontres de Lure, avec les comptes @delurepointorg et le hashtag #lure2018. Il y a aussi un compte instagram m’a-t-on dit, mais je ne pratique pas du tout ce réseau-là :-) ou encore une page facebook.

Avis aux amateurs, photo Michel Balmont.

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Le petit livre bleu du designer à l’ère numérique

Dans le petit ouvrage Design et humanités numériques publié chez B42 fin 2017, Anthony Masure propose une vision du design, comme activité et comme projet, dans le champ des humanités numériques. Une vision, car il ne se contente ni de collecter des cas d’étude, ni de définir les termes, mais assemble en sept chapitres des idées personnelles, déjà abordées dans sa thèse (le design des programmes des façons de faire du numérique, que l’on peut par ailleurs trouver en ligne ici) pour mieux cerner et employer, voire pratiquer le design qui en a bien besoin, faisant l’objet de nombreuses approximations et nimbé qu’il se trouve du bullshit industriel et managérial ambiant.

Le projet critique d’Anthony Masure, loin comme il le dit lui-même du panorama, lui permet de proposer une définition personnelle et complète de chacun des termes de son titre. Design, humanité et numérique. Car la question du design numérique va évidemment au final faire bouger celle de l’humanité, et en particulier de la subjectivité.

L’ouvrage commence par une histoire de la discipline humanités numériques et les trois strates qui l’ont progressivement constituée : adoption de la technique au sein des humanités classiques d’abord, appropriation réelle et constitution du design en rhétorique, le stade critique, pourrait-on dire, et enfin, une potentielle déconstruction sociale, politique ou psychologique à la lumière du design numérique qu’Anthony Masure souhaite engager.

« Il est nécessaire d’articuler les préoccupations propres aux « vieilles humanités » (les notions d’ambiguïté, de variation, de subjectivité, etc.) à des modes de pensée propres au numérique (simulation, modularité, automatisation, variabilité, transcodage, etc.) afin d’activer les « possibles » laissés sous silence dans la cacophonie des « innovations » néomédiatiques. »

C’est la bonne nouvelle, contrairement aux messianismes techno-centriques, la critique permet une double contamination : d’un côté le numérique nourrit de nouveaux concepts et de nouveaux potentiels des humanités qui ont traversés les siècles de l’expérience éditoriale, de l’autre, ce sont évidemment des terrains de jeux formidables pour attaquer la pseudo-naïveté technophile et la violence inhérente au libéralisme qui y occupent encore le pouvoir.

C’est évidemment ma lecture et mon interprétation de ces quelques chapitres, sur lesquels je crois rejoindre l’auteur : le design est en effet encore une boîte noire animée d’une recette secrète de fonctionnalisme, d’art, de technique, de savoir-faire que les managers de l’ère numérique ont décidé de faire céder, sous prétexte de besoin de scientificité, de prédictibilité et de contrôle des comportements de ces utilisateurs qu’ils prétendent chérir. Les méthodes de management de projet, l’émergence de L’UX, le « design thinking », sont autant de manières de tenter l’intrusion qui mettra le design sous contrôle. Il résiste encore, tout comme il résiste comme objet de pensée.

J’avais longuement travaillé sur les modèles, la théorie des systèmes, la cybernétique et leur impact sur les sciences humaines (dans les années 90), puis abandonné ce projet, et ça me fait plaisir de voir Anthony Masure souligner au passage ces aspects, ainsi que l’injonction à la créativité qui accompagne dans la réalité la précarisation et la prolétarisation des acteurs du design. Ce qui est bien dans cet ouvrage, c’est qu’il propose une alternative. Alors on peut la critiquer, la trouver incomplète, mais il a le mérite de proposer des pistes solides sur lesquelles construire.

La première est d’abandonner l’injonction au centrage du design sur l’utilisateur, qui est une illusion. La deuxième serait de renoncer au programme prévisionnel qu’elle induit, ainsi du coup qu’au contrôle de son comportement qu’elle véhicule. Il se base sur une longue analyse du travail mené chez Xerox dans les années 60 et 70 et met en avant les multiples poles qui sous-tendent le design, en alternative à la notion de centre. Si le design est un processus dialectique et même plus complexe encore, réticulaire, le réduire à un centre et à une méthode ne peut qu’être aliénant.

Après un retour sur la notion d’appareil, une alternative au dispositif, à la machine et au pré-programme, qu’il avait élaboré dans son travail de thèse, Anthony Masure démontre que le travail du programme peut l’éloigner de l’algorithme en l’ancrant dans le temps, dans le monde physique et dans le dialogue imprévisible avec l’utilisateur avec les paramètres de l’appareil. Au bout du compte, l’utilisateur, le sujet, peut bénéficier du jeu avec cet appareil, dès lors que celui-ci le permet. La balle est donc renvoyée par le critique au designer praticien en lui proposant des pistes dans cette direction. À lui (à nous) de jouer.

« Alors que les ordinateurs se sont historiquement inventés dans le prolongement de modèles cognitifs comportementaux, il nous faut œuvrer à en faire des « appareils », c’est à dire des machines ouvertes à de multiples formes de lecture, d’écriture, et d’expériences esthétiques. […] À rebours de l’injonction contemporaine à mettre du signifiant partout, faisons en sorte que nos « consciences appareillées » puissent dérouter les attendus productifs des environnements numériques. »

Ce petit livre bleu, écrit peut-être dans une langue encore un peu universitaire pour tous les designers (mais qui le sait, après-tout ? c’est peut-être une prévention injustifiée de ma part, et il s’adresse aussi aux « humanistes numériques ») est nourri d’arguments, d’exemples et de citations. Il constitue une mise en perspective utile et nécessaire au moment ou nous designons le plus tranquillement du monde, sous le contrôle des start-ups californiennes et de leurs investisseurs, ou dans la caricature de leur vocabulaire que nous avons forgé au niveau institutionnel et entrepreneurial de ce côté-ci de l’Atlantique, un réseau de plateformes, de systèmes de surveillance et de contrôle centralisés dans le cloud, d’intelligences artificielles ou de robots qui ont déjà pris, d’une certaine manière, le pouvoir sur l’humanité.

À noter : le livre propose quelques compléments en ligne autours d’études de cas de logiciels mais surtout en soulignant certaines fonctions (repérer, quantifier, représenter…) qui constituent des pistes intéressantes pour le travail du designer. À noter aussi, à partir du mois d’octobre 2018, le livre sera téléchargeable sous licence CC BY-NC-SA sur le site d’Anthony Masure. Un prochain titre à paraître de la collection sera Éditions off-line de Gilles Rouffineau, sur les CD-ROM d’auteur des années 1990.

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La typographie du livre français

La typographie du livre français

Avec quelques années de retard, puisque cet ouvrage a 10 ans… (mais c’est une qualité du livre de permettre ce temps long, et j’ai l’excuse de l’avoir découvert tardivement, l’an passé) je voulais laisser ici un compte rendu de lecture de l’ouvrage La typographie du Livre Français réalisé par un groupe d’enseignants et étudiants de la filière « Métiers du livre » de l’IUT Michel de Montaigne à Bordeaux, sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy et Christophe Kechroud-Gibassier, et publié aux Presses universitaires de Bordeaux en… 2008. Mieux vaut tard que jamais ?

Ce petit livre assez élégant et très dense constitue une excellente introduction à la typographie, son histoire et sa pratique contemporaine et présente une très bonne base de réflexion, le tout dans un esprit que les Rencontres de Lure ne démentiraient pas, teinté d’exigence, d’un brin de nostalgie, mais de beaucoup d’énergie créative aussi. Il permet notamment de recueillir la parole de Jean François Porchez, Massin, Gérard Berréby, Franck Jalleau et Philippe Millot — quasiment tous venus à Lure d’ailleurs. Il est divisé en deux parties, précédées par une introduction sur l’évolution graphique du livre et une histoire-musée-imaginaire de la typo.

« Du plomb au numérique, de la typographie classique à l’impression en offset, le livre français a plus évolué en un demi-siècle qu’il n’avait changé depuis Gutenberg. »

L’introduction parcourt au galop l’histoire de l’édition et de la typo et Christophe Kechroud-Gibassier propose son musée imaginaire, une brève histoire très intéressante qui se concentre sur la typographie de texte et ses acteurs-fondeurs, de l’ancien régime à la PAO, ce qui est utile quand la plupart les livres-albums de typographie représentent largement les styles internationaux et publicitaires au tournant du XXe siècle, exception faite du travail sur le livre de Faucheux et Massin, le plus souvent.

La première partie Rencontres professionnelles est formée d’entretiens menés par les étudiant·e·s avec des professionnels, et pas des moindres. On y rencontre : Jean François Porchez (La typographie c’est l’invisible), excellent dessinateur de caractères, qui affirme une fois encore la contribution que peut apporter la typographie originale à l’édition, contribution souvent mésestimée, car sous le seuil de perception de bien des professionnels du livre dotés d’une culture artistique plus que typographique et qui s’arrête trop souvent à la couverture (hormis pour le livre d’art). Le dessinateur de caractères aborde également la question économique, malheureusement déterminante, quand on voit que l’industrie du luxe investit bien plus dans cet outil que l’édition, dont c’est pourtant le cœur battant.

Massin (On détestait le code typo…) revient sur son parcours graphique, des clubs du livre des années 50 à la direction artistique chez Gallimard. Il relate ses débuts avec Pierre Faucheux au Club Français du Livre, et l’aventure Folio, avec la rupture Hachette-Gallimard, avec la tâche insensée de republier 520 titres en six mois. Il souligne le besoin d’évolution du dessin de caractère pour s’adapter aux techniques nouvelles d’impression, et redonner un peu de chair aux lettres pour compenser la perte du foulage du plomb dans le papier.

Gérard Berréby fondateur d’Allia (Si nous étions une douzaine de maisons en France à savoir faire des livres correctement…) raconte la double contrainte de l’éditeur qui cherche à produire des livres de grande qualité tout en réduisant au maximum ses coûts de fabrication et en s’insérant parfaitement dans le monde du commerce. Sans révéler ses secrets, il indique les pistes sur lesquelles il s’est engagé, le choix du Plantin, le papier ivoire pour la lisibilité, l’impression à l’étranger, les petits prix… Il revient notamment sur le succès phénoménal de Ben Schott (Les Miscellanées) et le risque que représente le best seller pour une petite maison.

Franck Jalleau, graveur et enseignant à Estienne (Les graveurs dignes de ce nom connaissaient les conséquences de l’impression d’un caractère…) décrit la pléiade d’amis et d’influences qui font de la typographie française un chaudron. Cercles, ANCT, beaucoup de noms de Lure, évidemment… Il souligne le goût de la minutie qui permet à la gravure d’être aujourd’hui en charge de compenser la perte de netteté et de noirceur induites par l’offset, les encres, la vitesse et le numérique. Lui, dont le travail à l’imprimerie nationale reste confidentiel, souligne aussi le manque d’imagination de l’édition pour se saisir des meilleures possibilités proposées par la typographie de qualité, noyée dans une avalanche numérique de caractères médiocres.

Philippe Millot (Le milieu est l’ennemi du bien), dessinateur de livres, comme il se définit lui-même, enseigne aux arts déco, et réalise parmi les plus beaux livres contemporains. Ce designer brillantissime relate son parcours, ses réflexions sur la création, les procédés, contraintes et choix (Matthew Carter) qui sont les siens. Il déplore le manque d’esprit qu’il ressent dans la création graphique contemporaine : il a besoin de se nourrir intellectuellement, d’établir une harmonie entre le livre, le travail, sa vie personnelle. Il insiste sur le besoin de formalisme en édition : Les idées ne suffisent pas.

Quelques contributions complètent l’ouvrage dans une seconde partie que je ne vais pas trop détailler, car si vous êtes arrivé·e à ce stade, je pense que vous avez compris qu’il est bien de se procurer l’ouvrage : les souvenirs techniques de Philippe Schuwer, passé par les PUF, Tchou, Hachette, Nathan et Larousse et créateur des cours d’édition à Paris 8, qui parle franchement de « déclin ». L’architecture graphique de la littérature contemporaine d’Olivier Bessard-Banquy. Le choix typographique de Marc Arabyan qui explore au microscope ce choix et se permet de critiquer la doxa des imprimeurs de ladite connotation en expliquant la notion de dénotation. Un article de Jérôme Faucheux sur l’approche de son père, Vers une typographie symbolique. L’avant -garde typographique au début du XXe siècle d’Olivier Deloignon, qui analyse les expérimentations (comme celle de Mallarmé avec Un coup de dés) et réactions.

En conclusion, on constate au fil de ces discussions et contributions qu’une exigence alliée à une conception forte de l’héritage et une conscience des contraintes techniques dessinent la typographie dite « française ». Une drôle d’alliance entre un classicisme assumé et une conception de la radicalité dans le détail infra-visible. Certainement aussi le sentiment de ne pas être assez soutenu et accompagnés par une industrie éditoriale relativement tiède et jugée assez médiocre, hormis quelques avant-gardes. C’est le paradoxe éternel de cette typographie, servante dévouée du texte, que les éditeurs et auteurs méprisent encore, chapeautés qu’ils sont désormais par les financiers. Il n’est pas trop tard pour lire ce livre qui a dix ans, même si on peut constater depuis le fleurissement de mille micro maisons d’éditions qui ont contribué à relever le niveau, en produisant des ouvrages exigeants sur la forme. Le modèle éditorial étant celui du vivier, espérons qu’elles contribueront, par imitation ou par rachat, à une meilleure harmonie entre le caractère et la page imprimée. À Moins que le web, longtemps parent pauvre au niveau typographique, ne double en qualité l’édition imprimée, en se dotant de la grille, des fontes et règles fines de gestion de la composition, ainsi que d’une armada de designers passionnés, comme il est en train de le faire…

À noter pour finir : cet ouvrage fait partie d’une collection Les cahiers du livre qui compte d’autres titres, comme : La fabrique du livre, Les mutations de la lecture, Le livre érotique, L’édition littéraire aujourd’hui : on peut en consulter les fiches et se les procurer sur le site du comptoir des presses d’universités.

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